Le Matricule des anges, juin 2012, par Benoît Legemble

Le corps du doute

Avec L’Entretemps, l’historien Patrick Boucheron allie la rigueur de l’étude scientifique aux entrelacs d’une rêverie poétique.

Marqué d’une inextinguible soif de savoir, l’itinéraire de Patrick Boucheron semble le fruit d’une inclinaison naturelle pour l’Italie médiévale, ses villes et ses artistes. Telle fut d’ailleurs la matière de son très remarqué Léonard et Machiavel, paru en 2008. Avec L’Entretemps, l’auteur lorgne désormais vers cet espace silencieux dont Michelet saisit mieux que quiconque la dimension tragique. Au gré de ses « conversations sur l’histoire », il donne à voir la somme pédagogique d’un projet porté par une rhétorique léchée. L’essai puise son origine dans les séances plénières tenues depuis plusieurs années à l’occasion du Banquet du livre de Lagrasse. Dans une démarche qui mêle l’analyse à la vulgarisation, l’écrivain place ainsi son dernier essai sous la tutelle de Giorgione et de sa célèbre toile Les Trois Philosophes. Un choix justifié par l’urgence du temps émanant de la toile. Par la menace de l’obscurité qui s’apprête à envahir la peinture. Enfin, parce qu’il s’agit d’une « énigme de la connaissance » qui donne à repenser la représentation du monde à travers les époques.

Revêtant l’habit de l’enquêteur, Boucheron prend soin d’effacer les traces biographiques impropres à éclaircir les zones d’ombre de l’œuvre. Il se garde des pentes douces menant vers l’artiste réifié, tout entier disparu sous l’éclipse des âges, non sans en appeler à voir au-delà de la critique des influences. Ce sens caché et friable se situerait dès lors à la périphérie. Parfois, c’est le titre même qui est à l’origine de la révélation. Chez Giorgione, ils sont nombreux pour une seule toile, varient, servent à semer le trouble sur l’identité des personnages. Comme si les racines reposaient sur du sable. Une source d’insatisfaction pour l’historien, qui se doit de chercher, en écho à la tradition franciscaine, ce « rasoir d’Ockham qui saura trancher à la base le buissonnement des hypothèses inutiles. »

Sous le divin patronage de Dante, l’auteur en appelle à une dramaturgie de la lumière nécessaire à la relecture du mythe de la caverne. Au plus près du dessein poétique et métaphysique, Boucheron convoque alors Yves Bonnefoy. Dans les pas du poète, la question n’est plus donc de s’échiner sur des énigmes, mais préalablement d’appréhender leur caractère d’énigmes ». Comme si, finalement, celles-ci ne constituaient que les prémisses nécessaires au cheminement vers l’ineffable de la peinture. Un itinéraire vers cette « musique infuse » d’un sujet disparu de la toile.

S’il prend soin de ralentir le rythme et de baisser la voix, Boucheron le fait dans un souci d’exhortation au murmure. C’est-à-dire un appel à se défaire des oripeaux des « mots vaporeux » et des « rêves ésotériques », pour mieux réhabiliter « l’ombre portée du regard » sur la toile. Le hors-champ cristallise ainsi la dimension spirituelle de l’oeuvre. Car, comme l’indique l’auteur, il y a ce que Giorgione voit et donne à voir, mais il y a aussi ce qu’il recouvre et transforme ». Les trois personnages se tiennent ainsi là, les lèvres closes, sans que jamais ne soit esquissée la possibilité d’une conversation. L’occasion pour Boucheron de convoquer Leibniz et Deleuze. De parler du pli, de l’absence de lieu pour la parole politique. Doué d’une « mystique de l’enracinement », Boucheron envisage alors la mission guerrière qui incombe à l’historien chez Foucault. Il rappelle Ginzburg, qui vit en lui le précieux dépositaire de la vérité des pères. Pour sa part, l’auteur privilégie une conception contemplative, qui appelle un ralentissement nécessaire à l’observation comme à la flânerie. Car, ainsi que l’avait compris Sigried Kracauer, l’historien reste un esprit nomade. Il est celui qui, pour mener à bien son projet, doit se méfier des réécritures vertueuses et des visées hagiographiques. Face à l’effacement désastreux du symbolique, l’auteur dénonce l’avènement d’une époque fondée sur « l’exactitude du nombre », sur « l’affolement des mots, l’évidement de leur sens ». Une démarche ancrée dans la sédition, marquée par cette « froide exactitude des temps cassants », et qui n’est pas sans rappeler la grande rigueur intellectuelle d’Annie Le Brun.

Avec une grande liberté de ton, Boucheron rompt avec le registre classique traditionnellement assigné à l’historien. S’il convie l’auditoire à renouer avec la tradition séculaire des humanités, il ne s’empêche pas de recourir au cinéma de Fellini ou de Lars von Trier. Un geste qui révèle son goût pour le mystère et fait de l’entretemps un lieu tout à la fois moderne et hérité de la pensée scholastique. Saluons donc le talent d’un fabuleux pourvoyeur d’aventures humaines, qui s’avère également un guide précieux dans les dédales de l’histoire des idées.