Le Matricule des anges, octobre 2011, par Jérôme Goude
Ombres assassines
Récit d’anticipation, Solène du poète et romancier François Dominique exhume les paroles incrustées d’une enfant dont le monde se désagrège.
Quelque part au-dessus des ruines de Lyon, dans un avenir indéterminé, une voix s’élève qui dévide le fil de pensées vagabondes. Entre émerveillements, rêves et frayeurs. Une petite fille singulière, dont le prénom, Solène, convoque phonétiquement l’astre solaire, les phalènes et Séléné (déesse grecque de la lune), interpelle une hypothétique lignée de survivants. Alors que de nombreuses cités – Rome, Prague, Berlin ou, mieux encore, Dunwich (ville du Massachusetts de Lovecraft) et Trantor (œcumenopole d’Isaac Asimov) – ont été dévastées, elle leur raconte comment elle et sa famille ont vivoté, entre les murs des Lisières, une villa située non loin de Poleymieux. Comment, dans l’intimité précaire d’un territoire protégé par une bulle magnétique, ils ont repoussé l’angoisse des progrès d’un fléau irréversible : l’invasion de chats faméliques, de bêtes carnivores, d’espèces mutantes et, pire, celle d’ombres létales dont la proximité engendre rougeurs et taches grisâtres sur les corps qui, in fine, s’effritent comme de vulgaires « poupées d’argile ».
Soliloque émaillé de motifs inhérents à la science-fiction, Solène ne se cantonne pas au cadre d’un genre narratif circonscrit. Outre celles, maléfiques, du Seigneur des anneaux de Tolkien, voire celle, assassine, de M le Maudit de l’expressionniste Fritz Lang, les « ombres portées » de François Dominique peuvent aussi rappeler celles, plus obscures peut-être, infernales, qui hantent la scène refoulée de n’importe quel roman familial. A contrario de ses frères aînés, Nik et Rob, qui s’aventurent en catimini hors de la zone de protection, s’exposant à la rencontre des Ravagés, des Blafards ou des rats géants, Solène ne franchit pas les limites du jardin de la villa. Flanquée de son puîné, Ludo, ou plus souvent seule, impavide, elle est à l’affût du plus infime bien-être, de la moindre sensation : « Je vois sous les buissons des choses minuscules que seule une chouette verrait de loin la nuit ; j’entends le grignotement des insectes, le pépiement des oisillons ; je sens les feuilles, la mousse, la terre. Ces odeurs m’enivrent ; les couleurs deviennent plus vives, les verts tournent au bleu, les bruns au rouge sombre, le gris au jaune ; dés que je tourne la tête, les nuances changent ; mon regard glisse comme un pinceau sur le gravier, les arbres et le ciel. » Pourtant, quelque chose pousse cette gamine étrangement perméable aux pensées tourmentées de son entourage à fredonner le même refrain de six notes, à percer l’énigme d’une inaccessible « chambre blanche » et à vouloir prononcer l’imprononçable, un mot a priori terrible et sibyllin : « Lam… lim… lumi… » Malgré l’interdit parental, et la menace de plus en plus imminente d’une tempête de « langues délabrées » traînant derrière elle une nuée d’ombres insatiables…
À la façon des archéologues du futur que Solène appelle de ses vœux et qui auraient fait la trouvaille de la biopuce implantée jadis dans son front, les lecteurs de cette fable sombre et lumineuse de François Dominique seront amenés à déchiffrer le témoignage enregistré d’une expérience apocalyptique et intime. Parmi le chaos, une voix cristalline, qui rêvait de glaner des millions de mots pour « en faire quelques bouquets avant que le silence n’avale tout et ne s’avale lui-même », résiste. Une « voix fossile » qui, au-delà de son inexorable extinction et selon les termes extraits d’Une voix venue d’ailleurs de Maurice Blanchot, « nous interpelle et nous tire en avant » parce qu’elle est à elle-même aussi, surtout, « cette injonction qui est la forme de tout commencement » : à savoir, poésie de l’irrémédiable perte du « vert
paradis des amours enfantines ».