Le Monde des livres, 8 juin 2012, par Philippe-Jean Catinchi

L’Histoire, jeux d’écriture

[…] l’historien Patrick Boucheron livre ses réflexions sur son métier et sur le temps.

Thucydide, Polybe, Tite-Live ou Tacite, l’écriture de l’Histoire fut un genre littéraire en soi. Mais l’émergence de la discipline universitaire s’est souvent doublée d’une négligence du style. Comme si le sérieux du travail dispensait de l’élégance de la formulation, presque suspecte de frivolité. Jules Michelet ou Georges Duby ont toutefois des émules et la réputation de Mona Ozouf, d’Alain Corbin ou de Maurice Sartre tient aussi à la clarté et à la facture de leur langue. De fiction ou non, le récit emprunte des voies aux audaces heureuses.

[…] Désastre, désir… Ces mots traversent-ils l’esprit du jeune homme, muni d’un compas et d’une équerre, qui observe l’obscur d’une grotte sur la toile de Giorgione que l’usage nomme Les Trois Philosophes ? Peint en 1504, ce tableau captivant par son irréductible mystère – s’agit-il plutôt des trois âges de la vie, des trois religions du Livre, des temps historiques tels que les rêve l’aube du Cinquecento ? – est le point d’amorce d’une réflexion fascinante de Patrick Boucheron sur la matière même de l’histoire, le temps, la scansion et le flux, son rythme et ses séquences, héroïsées mais fractionnées en siècles.

À l’école de Carlo Ginzburg (Enquête sur Piero della Francesca, 1983), de Daniel Arasse (On n’y voit rien, 2000) ou Georges Didi-Huberman, mais aussi en écho à l’étude du diplomate et philosophe Nicolas de Cues – récemment promu cardinal lorsqu’il publie en 1453 De icona. De visione Dei, que Les Belles Lettres viennent de traduire (Le Tableau ou la vision de Dieu, « L’Ymagier ») –, Boucheron scrute au plus près la toile et y revient sans cesse. Décentrer le regard et accepter la lenteur, entendre le politique là où il s’énonce sans s’afficher. Dans un rapport à la longue durée qui peut évoquer Braudel mais ne résume pas la profonde réflexion méthodologique de l’auteur du décapant Léonard et Machiavel, Boucheron interroge le besoin de morcellement, de fracture temporelle qui fausse le regard en le cloisonnant. Œillères dangereuses au cœur du tumulte du monde. Rappelant le double cri du dramaturge Wajdi Mouawad « Nous sommes en guerre / nous sommes en manque », l’historien revient à Machiavel, ce penseur par gros temps quand le péril imminent est encore innommable. « L’histoire n’est rien d’autre que cela : un moyen de dévisager cette hantise, avec la froide exactitude qu’exige l’urgence des temps cassants. »

Dans une langue splendide qui conjugue malice et gravité, Boucheron, avant de citer Mon siècle d’Ossip Mandelstam pour prendre congé, rappelle la maxime de Benjamin qu’il a adoptée comme boussole : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées” Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. » Un exercice que romanciers et poètes ne craignent pas de faire leur aujourd’hui.