L’Histoire, novembre 2008
Dialogue de génies
Léonard de Vinci (1452-1519), qui a tant écrit et tant dessiné, n’a rien dit de Machiavel. Et Machiavel (1469-1527), si prolixe, a tu jusqu’au nom de Léonard. Pourtant ils se sont rencontrés, ils se sont certainement parlé. À trois reprises au moins : en juin 1502, à un projet de fortification en Toscane au palais d’Urbino en compagnie de César Borgia, le fils du pape Alexandre VI ; en 1503, à un plan de dérivation de l’Arno dans le cadre de l’entreprise florentine de défense de son territoire ; entre 1505 et 1506, à l’élaboration de la peinture murale de la bataille d’Anghiari, à Florence – il s’agissait d’une immense fresque qui devait magnifier la salle du conseil de la seigneurie au Palazzo Vecchio.
Patrick Boucheron a été attiré par la part d’ombre recouvrant une confrontation qui sans cesse se dérobe, ce dialogue évanoui entre deux génies de la Renaissance : l’homme qui se donna la peinture pour philosophie et celui qui eut la politique pour seule philosophie. Il s’agit, en somme, d’écrire une histoire en marge de l’histoire. Et aussi d’écrire l’histoire de trois échecs : la mort du pape Alexandre VI en février 1503 entraîna la chute de César Borgia, annulant les plans que l’ingénieur avait conçus ; des milliers d’ouvriers s’embourbèrent dans le lit de l’Arno qui menaçait de rompre ses digues, interdisant toute dérivation du fleuve ; la grande fresque du Palais Vieux resta à l’état d’ébauche… Mais l’inachèvement n’est-il pas, précisément, la condition même de l’exercice du génie ?
Il reste que Léonard et Machiavel furent contemporains ; ils ont partagé un temps commun. Que veut dire « être contemporain » ? C’est une des qualités de ce livre de nous faire goûter la qualita dei tempi, ces temps qui ont changé, brutalement, profondément, avec la « descente » des armées françaises à partir de 1494 et le début des « guerres d’Italie », qui obligent à penser, à écrire et à peindre autrement.