Libération, 5 avril 2012, par Marc Semo

Résurrection, année zéro

Le médiéviste Patrick Boucheron s’interroge sur l’effritement et les découpages du temps.

Son temps est toujours celui d’un entre-deux. « L’historien est le fils d’au moins deux époques, la sienne et celle qu’il étudie », notait le philosophe allemand Siegfried Kracauer, soulignant que « son esprit n’est pas localisable et il déambule sans domicile fixe ». C’est là aussi d’un « entre-temps » qu’il s’agit, tout comme l’est autrement le Moyen Âge, défini comme tel par les humanistes en même temps qu’ils inventaient la Renaissance. D’où le titre de ce nouvel essai du médiéviste Patrick Boucheron que l’on pourrait comparer à un divertimento – genre musical brillant dont la légèreté n’est qu’apparente. L’ouvrage s’ouvre avec un tableau, les Trois philosophes, de Giorgione, énigmatique comme nombre d’autres œuvres du maître vénitien du Cinquecento.

À gauche de la toile, l’ouverture ténébreuse d’une caverne sur fond de soleil couchant. À droite du cadre, trois hommes d’âges différents, un vieillard vénérable et barbu qui serait Aristote, un jeune homme assis regardant vers la grotte qui est une très transparente référence au mythe platonicien. Vêtu à l’antique, le jouvenceau qui tient en main une équerre et un compas serait l’incarnation de l’esprit nouveau de la Renaissance. Entre les deux, un homme enturbanné, un « turco » comme il y en avait tant dans la peinture vénitienne de l’époque, symboliserait le Moyen Âge, c’est-à-dire l’entre-deux. Ce serait Averroès, le grand philosophe andalou réputé avoir été le passeur de ce savoir de l’Antiquité vers l’époque moderne, celui qui a permis ce « retour à Rome » qui fut l’obsession de l’humanisme classique.

Deux génies

Les diverses interprétations autour de ce tableau sont le fil – la basse continue, dirait-on pour une mélodie – de ce livre présenté comme des « conversations sur l’histoire ». Patrick Boucheron aime à rappeler « qu’être médiéviste est une autre façon d’être contemporéaniste ». Il avait publié récemment avec Nicolas Offenstadt un très dense ouvrage collectif sur l’Espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jurgen Habermas (PUF). Là, il renoue avec la verve de son Léonard et Machiavel (sur une possible, bien qu’incertaine, rencontre entre ces deux génies de la Renaissance). L’objet en est cette fois l’histoire elle-même, avec sa temporalité et ses ruptures ou supposées telles. « On s’épuise inutilement à chercher de grands bonds en avant et d’étourdissantes culbutes pour animer l’histoire des hommes qui, chacun le sait bien, avance moins par embardées soudaines que par l’imperceptible effritement de l’ordre ancien », écrit Patrick Boucheron. Il rappelle que « la métaphore géologique s’impose toujours à qui veut décrire les étagements du temps : sédimentation, érosion, épanchements, glissements, failles ». C’est « la longue durée » chère à Fernand Braudel, mais celle-ci ne signifie pas pour autant une histoire immobile en raison de la réalité de « l’inégale texture du temps ».

Lumières

Il y a le découpage des siècles, dont Marc Bloch déjà dans son Apologie pour l’histoire relevait le caractère arbitraire : « Nous nous donnons l’air de distribuer selon un rigoureux rythme pendulaire, arbitrairement choisi, des réalités auxquelles cette régularité est tout à fait étrangère. » Pour de nombreux historiens, le 20e siècle démarre réellement avec la guerre de 1914. En fait notre séquençage des siècles découle du choix de Denys le petit, moine du 6e siècle, qui décida de faire démarrer l’ère chrétienne à la naissance du Christ fixée au 25 décembre de l’an 753 après la fondation de Rome. Patrick Boucheron s’amuse à imaginer ce qui se serait passé si le religieux avait choisi comme point de départ – ce qui eut été tout aussi logique – la Passion et la résurrection du Christ trente-trois ans plus tard. Ce nouveau découpage où l’on retranche trente-trois ans aux dates que nous connaissons, fait parfois étrangement sens. « À ce jeu, le 19e siècle perd les guerres napoléoniennes, la Restauration, Stendhal, Hegel, Goethe […] qui tous rejoignent un très convainquant siècle des lumières », note Boucheron, soulignant « qu’ainsi décalé d’un tiers ce même siècle devient le grand siècle moderniste et révolutionnaire englobant largement 1848 et 1917, et faisant la part belle aux avant-gardes politiques et esthétiques ».

Ce sont les délices de l’histoire contre factuelle. Mais au-delà de brillantes digressions sur le temps, ce livre s’interroge aussi sur les tragédies qui viennent. Il fait sienne la maxime de Walter Benjamin : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir comment les choses se sont réellement passées ; cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’heure du danger. » L’historien écrit écartelé, mais toujours au présent. Dans le tableau du Giorgione la nuit pointe, mais les trois philosophes sont là : « Ils sont venus nommer les choses qui viennent, calmer l’affolement des noms, reconnaître ce qu’il y a de cassant dans le temps. » Il n’est peut-être pas trop tard.