Mediapart, 14 octobre 2011

Trois livres pour trois futurs sans avenir

Ils sont trois à écrire sur un futur immédiat et très sombre. Loin de la science-fiction, plus proches de la rêverie éveillée, du pas de côté. Avec, pour deux d’entre eux, un désespoir générationnel, et le « vieux » comme prédateur… Anne Maro, Antoni Casas Ros et François Dominique : leurs hantises, leurs colères et des extraits de leur livre.

Nombre de grandes dystopies, ces descriptions d’univers déshumanisés et totalitaires – 1984, Nous autres, pour n’en citer que deux –, furent engendrées par le communisme. Celles d’aujourd’hui le seraient plutôt par l’égoïsme forcené, la domination absolue de l’argent et les inégalités assumées, l’obsession du contrôle et la destruction de la planète, nourries de l’indignation et d’un étouffant sentiment d’impuissance. En filigrane, quel monde laissons-nous, quel monde va finir par nous lâcher ? Les tons, les récits, les univers sont différents, mais chacun des auteurs, Anne Maro, Antoni Casas Ros et François Dominique, réinvente à sa façon hantises et colères. […]

Solène

En regard, le très beau livre de François Dominique (par ailleurs fondateur des éditions Ulysse Fin de siècle, poète, essayiste, traducteur) apparaît d’abord comme un havre de paix. Bien à tort, seules la langue, la puissance du mot dont il sera question, l’intimité d’une famille, la voix d’une enfant, Solène, entretiennent un instant l’illusion. Le désastre a eu lieu, il est en cours d’achèvement. Le monde est en état d’auto-dévoration, renvoyant bâtisses, végétaux et êtres vivants à la poussière originelle.

Tout près de Lyon, protégée pour peu de temps encore par une sorte de bulle magnétique, Solène, ses parents, ses frères, tentent de mener une vie presque ordinaire que la fillette dit, une sorte de journal d’Anne Frank post-catastrophe.

Car l’enfant elle-même, vibrante survivante, est de l’après : elle lit dans les pensées – « les mots grésillent dans ma tête » – à en angoisser son père. Dans cet espace restreint – maison ancienne, jardin, potager, étang, cernés par l’ombre sale, le gris vainqueur, enfermée dans une solitude collective, l’enfant contemple, observe, devine la menace grandissante derrière les rituels quotidiens et les provisions qui se raréfient. Aux inquiétantes couleurs que prend le ciel, aux intrusions de chats harets, aux interdictions nouvelles, aux nuées de lucioles, elle pressent la fin à venir, cette radiation silencieuse du monde.

Pas plus qu’Anne Maro, François Dominique ne s’embarrasse d’inutile explication, les mots deSolène n’en prennent que plus de force, songe halluciné de survie, voix saisissante d’enfant et conte pour adultes, là encore sur une terre retournant au chaos, dans une volée de mots, un fracas de noms anéantis, et une ultime tendresse, tandis que se dissolvent les identités.

Qui ramène, mouvement tournant du texte autour des ombres sales, à l’exergue du livre, de Louis-René des Forêts : « Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie » (Ostinato).