Scherzo, nº 5, octobre 1998, par Patrick Boucheron
Pierre Michon, auteur du Moyen Âge
Il faut entendre les mots qui ne furent jamais dits […] il faut faire parler les silences de l’histoire, ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques. Alors seulement les morts se résigneront au sépulcre.
Michelet, Journal
Le plus souvent, les historiens ne goûtent guère les romans historiques. Peut-être parce qu’ils trouvent peu valorisant le rôle qu’on veut leur y faire jouer : celui de petit maître du détail, conseiller en boutons de guêtre, zélés scrutateurs chargés d’invalider, de corriger ou de rétablir la « vérité historique ». De malheureux professeurs sont alors fréquemment convoqués au tribunal du vraisemblable, pour décerner des brevets (« c’est bien documenté ») ou des blâmes (« ça ne c’est pas passé comme ça »).
On nous demande ici tout autre chose, du moins peut-on l’espérer. On nous demande de poser un regard historien sur une œuvre littéraire, que nous admirons et qui nous intimide. Si je l’admire, c’est évidemment, et uniquement, pour l’émotion qu’elle me procure — et peu importe alors que les personnages de Pierre Michon soient des moines irlandais, des paysans bourrus du siècle passé ou des guerriers peuls. Si elle m’intimide, c’est parce que je la crois habitée par l’histoire, et qu’ayant fait profession de tenter d’en comprendre le cours, je ne peux que rester ébahi et idiot lorsque Michon l’évoque en si peu de mots, secs et brûlants comme l’été, alors qu’on me demande, à moi, de la noyer sous une pluie de paroles. Car voilà l’impression que l’on cherche à rendre : lire Michon, c’est voir tomber la bibliothèque, atteindre le moment où le romancier coupe la parole de l’historien comme on coupe l’herbe sous le pied, et jouir de ce suspens, de ce presque-silence, enfin.
J’évoquais pour commencer les romans historiques. Bien sûr, Pierre Michon n’écrit pas de ces livres à costumes. Au poids, cela ne trompe pas : ses histoires ne pèsent pas ce que pèse un peplum où, comme le rappelle Paul Veyne, chaque détail peut être vrai, c’est l’ensemble qui sera toujours faux. Le rapport entre la familiarité et l’étrangeté fait la fausseté du péplum : la couleur locale nous dépayse mais l’on reconnaît du premier coup d’œil les sentiments, les attitudes, les paroles dites. La machine romanesque à remonter le temps transporte notre psychologie ordinaire sur les rives du Tibre. Pierre Michon, c’est tout le contraire : il peut raconter des histoires d’aujourd’hui, dérouler ses Vies minuscules jusqu’à ses contemporains, la passion de Michelet le hante, celle d’apaiser nos morts, de leur offrir le repos du tombeau en leur redonnant leur voix.
Alors, un écrivain qui situe ses histoires dans l’histoire, sans pour autant écrire des romans historiques, comment l’appeler ? Les géographes sont depuis longtemps accoutumés au voisinage des écrivains-voyageurs, des rêveurs d’espaces, de ceux qui disent l’intelligence des lieux sans les alourdir d’un parler explicite, mais avec les mots vrais du poids du monde. Les historiens, quant à eux, sont plus désemparés devant une prose qui pétrit du temps. Tentons tout de même l’expérience : lire Pierre Michon comme un écrivain du Moyen Âge.
Anges
Le Moyen Âge est devenu envahissant dans l’œuvre de Pierre Michon. Que l’on se réfère, par exemple, à la moisson de l’an écoulé. Mythologies d’hiver, bien sûr, mais aussi Trois auteurs. Lui parle-t-on de Balzac ? Il répond en évoquant une scène de Pierrot le fou, pour se transporter aussitôt « au temps de Sigismond, roi burgonde, (où) les moines de Cluny instituèrent sous le nom de laus perennis, la louange perpétuelle ». Lorsqu’il évoque Faulkner, c’est pour confier « le plus inavouable : je cherche à poser ma voix ou Faulkner a posé la sienne, c’est-à-dire depuis le Royaume des Morts, ou plutôt du sein de ce que jadis on appelait le Paradis — quelque chose comme le point de vue des anges (c’est-à-dire ceux qui chantent éternellement de l’autre côté de la mort en regardant ce côté-ci) ». Nous voici encore à Cluny, sur le promenoir des anges dont parlait Georges Duby. Mais Pierre Michon ne s’arrête pas en si bonne compagnie, et célèbre bientôt Charles-Albert Cingria, écrivain épris de Moyen Âge — pas toujours, il est vrai, pour de bonnes raisons. Saint Gall et son ours, Pétrarque et son mont-Ventoux sont alors évoqués, en « sept gloses », qui mettent en scène la joie rythmée d’une danseuse que Michon a vu peinte dans une miniature romane, « dans les pages d’un tropaire limousin du Xe siècle, un de ces livres où les moines notaient les tropes, ces chants qu’ils bricolaient dans les blancs de l’alléluia — pour ce que j’ai pu en comprendre ».
Qu’est-ce que Michon a pu comprendre du Moyen Âge ? Ou plutôt : en quoi ces livres comprennent du Moyen Âge, « ce peu de vérité mortelle qui brûle dans le cœur froid de l’écrit » ? Au-delà des motifs propres à l’imaginaire médiéval — les miracles et prodiges des Mythologies d’hiver – quelque chose d’inattendu se comprend peut-être à la lecture de Trois auteurs : le Moyen Âge aide Pierre Michon a faire son deuil de l’idée d’auteur, à larguer ce fardeau romantique de l’inspiration qui leste encore si douloureusement Rimbaud le Fils, tout en prenant de la hauteur. Cette manière de poser la voix, à la fois humble et terriblement orgueilleuse, puisqu’elle abandonne « l’épuisant cinéma du génie » pour mieux se hisser sous les ailes des anges, appelons-là provisoirement « médiévale », et poursuivons notre chemin.
Reliques
Il y avait déjà un Moyen Âge enfoui dans le secret des Vies minuscules. Inutile, sans doute, de revenir sur la forme même du livre, si évidemment inspirée des Vitae médiévales, de ces récits de sainteté dont Pierre Michon fait d’ailleurs le thème central de son œuvre. De plus compétents pourraient d’ailleurs se demander pourquoi le roman d’aujourd’hui aspire si souvent à la (fausse) naïveté et à la (fausse) brièveté de la littérature hagiographique, que les historiens ont, dans le même temps, redécouvert et réévalué, et quels liens secrets entretiennent ces nouvelles écritures romanesques et ces nouvelles lectures historiennes. Car s’il poursuit l’œuvre millénaire des hagiographes, il n’est pas seul. Que l’on songe à Christian Garcin et à ses Vidas, à Louis-Combet et son Âge de Rose, à Jacques Roubaud bien entendu. Mais peu importe au fond : Pierre Michon a trouvé sa manière, il n’en démordra pas. Lorsqu’il évoque Balzac dans Trois auteurs, pareillement, Michon ne peut s’empêcher de détailler la Comédie humaine en Vies brèves. Ceux des personnages, premiers rôles ou figurants ; ceux de leur auteur, Balzac et son groom « Grain-de-Mil » ; ceux enfin de répliques, de tournures de phrases « qui sont restés dans les cambrousses jusqu’au temps des tracteurs ».
On pourrait faire sans peine l’inventaire des rémanences médiévales dans les Vies minuscules. La « Vie d’André Dufourneau » est hantée par la litanie des ascendances et le désir fou de s’en défaire, qui, sans doute, fait un sentiment intimement médiéval. Et lorsque Pierre Michon redonne la vie, c’est-à-dire redonne la parole, aux frères Bakroot, ses compagnons de pension, c’est pour les peindre comme « les rejetons égarés d’une sorte de folie médiévale, terreuse et pour tout dire flamande ». Au temps où l’on rêve devant les images d’un « Michelet expurgé et illustré », voici nos héros impressionnés par le Téméraire en 1477, « le-ci devant duc et comte à plat ventre dans la glace qui garda dans son étau cette chair ducale, nez, bouche et joue quand on voulut l’en retirer… ». Ce corps roidi et cassant, prisonnier d’une froide transparence, n’est-ce pas aussi la chair de l’histoire dont Michelet n’était jamais rassasié et que Michon, dans Mythologies d’hiver, délicatement, tente de délivrer de sa gangue de textes ? « Que les choses de l’été, l’amour, la foi et l’ardeur, gèlent pour finir dans l’hiver impeccable des livres. Et que pourtant dans cette glace un peu de vie reste prise, fraîche, garante de notre existence et de notre liberté ». Connaissez-vous plus pure définition de la passion historienne ? C’est la même expérience que raconte Arlette Farge dans Le Goût de l’archive,le « dépouillement » comme traque du vivant, des mots pris au piège du papier, cette archive qu’elle célèbre dès l’incipit de son livre : « Été comme hiver, elle est glacée ; les doigts s’engourdissent à la déchiffrer tandis qu’ils s’encrent de poussière froide au contact de son papier parchemin ou chiffon. »
On doit aussi évoquer la vie et la mort du compagnon d’hôpital, celui sur lequel le narrateur jette un œil lorsqu’il lâche ses livres, celui que les infirmières appelaient « le père Foucault ». Condamné, le vieillard oppose aux médecins qui veulent le transporter à Paris son refus obstiné. Pourquoi ? Lorsque le vieil entêté avoue enfin la cause de son renoncement (« Je suis illettré »), Michon se trouve immédiatement un compagnon d’infortune : « Dans cet univers de savants et de discoureurs, quelqu’un, comme moi peut-être, pensait quant à lui ne rien savoir, et voulait en mourir. La salle d’hôpital résonna de chants grégoriens. » Le Moyen Âge, encore une fois, fait une irruption sonore, et tout est transfiguré : « Les docteurs se débandèrent comme un vol de moineaux entrés par erreur ou bêtise sous les voûtes, et qu’eût dispersés la monodie ; petit chantre du bas-côté, je n’osais lever les yeux sur le maître de chapelle inflexible, méconnaissant et méconnu, dont l’ignorance des neumes faisait le chant plus pur. »
Mais le plus beau et le plus vrai, sans doute, est la relique des Peluchet. C’est une bricole insignifiante, « une petite Vierge à l’enfant en biscuit, souverainement inexpressive sous un boîtier de verre et de soie qui recèle, dans un double fond cacheté, les restes infimes d’un saint ». L’objet passe de main en main, par les femmes, « car la relique est un gri-gri ». Mais c’est aussi un récit, qui l’excède toujours, qui le rend insuffisant. Le narrateur se souvient des histoires de sa grand-mère Élise : « J’avais beau le regarder : il n’était pas à la hauteur du récit profus qu’il déterminait chez Élise ; mais son insignifiance le faisait déchirant, comme ce récit : dans l’un et l’autre, l’insuffisance du monde devenait folle. » Oui, c’est bien cela, une relique est à la fois un objet misérable et un récit merveilleux, son efficacité réside dans le rapport, l’écart entre l’un et l’autre, et il faudrait bien des savantes causeries d’historiens pour déplier, expliquer — c’est tout comme — cette formule fermée comme un poing, la folle insuffisance du monde. Cette conception de la relique — c’est-à-dire de la croyance — vient de loin. Voilà pourquoi Michon imagine, une dizaine de pages plus loin, satranslatio, et voici un vieux moine qui avait « jadis transporté la relique, sur un âne roué de coups et ployant sous les châsses, spectre parmi l’armée spectrale des clercs épouvantés regardant par-dessus l’épaule brûler l’ermitage, dans un hourvari de Sarrazins ou d’Avars ».
Pierre Michon, écrivain du long Moyen Âge qui ne s’achève qu’« au temps des tracteurs » ? C’est trop simple, sans doute. Mais enfin, d’où vient-elle, cette relique des Peluchet, et d’où vient-elle, la croyance qui l’entoure ? Car il y a également ce « saint nourricier de bois peint » auquel le narrateur, et avant lui son aïeul Antoine Peluchet, venait rendre visite dans l’église de Saint-Goussaud. La statue d’un ermite de l’an mil caressant le flan noir d’un taureau que l’on nomme par ici « Petit Bœuf », et dans laquelle les filles viennent planter des épingles pour attirer vers elles l’amour ou la fécondité. Les voici, aujourd’hui, ces « aiguilles que le cœur battant y plantèrent des filles mortes il y a cent cinquante ans », le voilà ce simulacre hérissé de mille désirs ; et que faut-il y comprendre, sinon ce « monde inexplicable » que tentait pourtant de faire vivre le père, en disant « comment les troupeaux à chaude haleine dépendent d’idoles en bois froid, comment les choses peintes et impavides dans le noir règnent en secret sur les grands champs d’été ».
Livres
Pierre Michon a tâtonné pour retrouver ce Moyen Âge enfoui des Vies minuscules, pour inventer la relique qui l’attendait, en cette terre âpre et délicate. Il fallait d’abord que soit renversé l’empereur d’Occident. C’est dans cette Antiquité épuisée que Michon a d’abord planté sa prose. Aetius achève sa confidence à la veille du 20 juin 451, au moment où celui qui se croit encore romain va combattre, avec les armées barbares de Gaule, son ancien compagnon Attila. Les écoliers d’aujourd’hui savent que le Moyen Âge trouve là, dans ces Champs Catalauniques, son coup d’envoi officiel. Et Aetius sent bien le souffle neuf qui basculera son monde, d’où « surgira peut-être quelque jour le Saint-Esprit, qui en finira avec ces histoires de Père et de Fils. Nous n’y serons plus ». Ce sont ses derniers mots ; voilà pour l’amont.
En aval, Michon s’égara un temps dans le monde moderne. Celui-ci, après tout, pouvait lui offrir, à la Vasari, de ces biographies obliques qu’il affectionne : le facteur Roulin qui fut l’ami de Van Gogh, Gian Domenico Desiderii au service du peintre Claude le Lorrain. À la recherche, peut-être, d’une genèse de ce comportement artiste, de cette pose d’auteur dont Michon tente avec peine de se défaire. Mais ce qui n’y est pas, dans ces histoires, c’est Dieu. Le Roi du bois est souverain d’un monde désenchanté. Ses derniers mots ? « Maudissez le monde, il vous le rend bien ». Impasse.
Non, pour que Pierre Michon trouve ses aises, il lui faut un monde où Dieu règne en maître et où les livres ne lui font pas d’ombre, où le Verbe est haut et le verbe est rare. Ce monde enchanté et presque illettré, appelons-le Moyen Âge. Avec les Mythologies d’hiver, Pierre Michon décrit merveilleusement les effets de cette rareté de l’écrit. Dans son Irlande prodigieuse, des armées se battent, des jeunes filles meurent, des rois se damnent pour un seul livre. Columbkill est un « lecteur brutal » parce que le savoir, en ce monde si démuni, est une violence. On peut en frapper l’ennemi, d’estoc et de taille. Pierre Michon dit qu’il aime, dans le Moyen Âge, son « effet de casserole », ce mélange dissonant d’épopée grandiose et de maladresse confondante. Voici Columbkill, ivre de razzias et de guerre, et son escorte de « petits objets alliés aussi de Dieu et de l’épée : on les gagne à la pointe de l’épée et tous, calices, anneaux ou crosses, sont de Dieu — et les plus beaux, les plus rares, les plus fastueux, ceux que l’Occident plus tard quand ils seront foison appellera des livres, ils parlent de Dieu et en eux Dieu parle ».
Les livres font donc bien partie de ce que Georges Duby appelait « les petites bricoles du christianisme ». Mais ils sont si rares et si beaux, qu’à les voir tout est transformé. C’est pourquoi « quand il pose l’épée, (Columbkill) chevauche de monastère en monastère, où il lit : il lit debout, tendu, en bougeant les lèvres et fronçant le sourcil, avec cette violente façon d’alors qui ne nous est pas concevable non plus ». Une telle phrase, si simple au fond, montre combien Michon est habité par l’histoire, dans ce qu’elle a de plus exigeant. Il dit au lecteur quelque chose comme ceci : tout vous étonne, peut-être, dans ce monde de guerriers obstinés ; mais n’espérez pas pour autant vous raccrocher à des gestes familiers, car ce que c’était que lire, simplement lire, dans l’Irlande du VIIe siècle, vous n’en avez pas idée. Et lorsque l’on comprend ceci, lorsque l’on prend le risque de ce dépaysement qui est, les vrais voyageurs le savent bien, le contraire de l’exotisme, tout devient possible. On peut saisir alors la passion de Columbkill devant les enluminures du psautier : « Les couleurs sont belles, du jaune d’orpiment et un bleu de lapis vertigineux. Ce bleu est une louange, c’est le texte des Psaumes. C’est le premier psautier qu’il a entre les mains, peut-être le seul qui existe en Irlande. Il entend la mer qui tombe en bas de tout son poids. Il sombre dans le texte. » Que dire de plus sinon dire en trop ? Oui, l’éblouissant éclat d’un livre peint était une prière adressée au Ciel. Oui, les motifs entrelacés d’un manuscrit irlandais créaient un supplément de beauté jugé nécessaire pour faire advenir le sacré. Oui, ces livres-objets liturgiques d’apparat, exhibés solennellement, avaient une somptuosité qui renforçaient l’efficacité des rituels en rehaussant la sainteté des Écritures qu’ils contenaient.
Miracles
Voila ce qui rend possible les « trois prodiges en Irlande » des Mythologies d’hiver, qui sont des variations sur la conversion. La conversion, c’est-à-dire, pour Pierre Michon, l’intrusion d’un texte dans une vie sans texte. Quoi de plus émouvant, quoi de plus inquiétant que cette rencontre entre le livre et la vie nue. La vie nue, celle des « chairs lactées, rouillées, cent fois nues, les chairs d’Irlande et de paganisme ». Celle des trois filles du roi qui vont à la rivière, et qui ne se doutent pas que, déjà, chemine vers elles saint Patrick et le livre. Le livre, celui du « colosse grisonnant », l’archevêque Patrick et son cortège : « trente disciples et valets avec des crosses et des châsses, des boucliers ronds, des livres et des épées ».
Que va-t-il se passer en Irlande ? De simples prodiges, dont ce monde est si peu avare, ou déjà des miracles ? Saint Patrick sait la manière de conquérir les âmes avec ses « abracadabras druidiques ». Ce n’est donc que cela, la christianisation. Faire le druide comme d’autres font les clowns, convaincre des rois rigolards et songeurs qu’avec le Christ, ils pourront continuer à vivre dans leur monde enchanté, adorer leurs simulacres, se raconter leurs épopées, accomplir les gestes des pères, rendre visite aux mêmes lieux consacrés, le Livre en plus. « Et, peut-être parce qu’il vieillit et que s’émoussent en lui l’ardeur et la malice, Patrick sur cette route regrette tant de facilités : il voudrait qu’un vrai miracle arrive, une fois, qu’une fois de son vivant et sous ses yeux la matière opaque se convertisse en Grâce. »
Pierre Michon l’a assez dit : pour lui, une fois, le miracle est arrivé : ce furent les Vies minuscules. Alors il ne doit pas se plaindre. Et puis, faire le deuil de ses facilités, abandonner ses tours de mains, comme saint Patrick renoncer à ces prodiges, quand ils réussissent si bien, ce n’est sans doute pas de gaieté de cœur. Souhaite-t-il un autre miracle, Pierre Michon, « peut-être parce qu’il vieillit… » ? Il faut se souvenir, pour comprendre le sens de ce mot chez Michon, de la fin des Vies minuscules, où l’auteur salue une dernière fois ses personnages en espérant « qu’un style juste ait ralenti leur chute ». Sur le point de prendre congé de « cette langue morte, en laquelle peut-être ils ne se reconnaissent point », Michon confie son espérance dans la retombée d’un adverbe flaubertien : « Et que peut-être ils soient apparus, étonnamment » C’est pour ajouter, rieur : « Rien ne m’entiche comme le miracle ». Voici le seul miracle qui vaille : l’épiphanie. Faire réapparaître une vie nue, sans texte, par la grâce du Livre. Et ainsi la convertir. Que reviennent André Dufourneau et Antoine Peluchet, le père Foucault et la petite morte. Que revienne Énimie, pour que le livre la fasse Sancta Enimia.
Vitae
Nous voici à l’arrivée provisoire du parcours, à celle où nous a laissé Pierre Michon en publiant ses « Neuf passages du Causse ». Ces textes sont les plus évidemment ancrés dans l’histoire du Moyen Âge, puisqu’ils disent la manière dont une Vita fut écrite, puis récrite, à partir de presque-rien, un lieu, un nom, des bribes de souvenir. Les deux versions, l’une latine et l’autre vulgaire, de la vie de sainte Énimie existent bien ; et Pierre Michon fait l’étonné quand on lui demande s’il les a lu. Peu importe : Michon ne tente pas, à la manière par exemple de Christian Bobin dans le Très-Bas,de donner une expression littéraire à une vieille légende. Il écrit sur l’écriture, comme toujours, sur l’écriture et la récriture d’une Vita, dramatisant les « passages » entre le nom et le corps d’une jeune fille (Énimie/Enimia), l’ambition angélique de ses hagiographes et les miracles que font leurs textes. Anges, Reliques, Livres, Miracles : Michon, écrivain du Moyen Âge, a décidé de rendre les clefs.
Nous sommes d’abord dans les années 1870 — car, on l’a dit, le Moyen Âge de Pierre Michon a cent ans d’âge, et l’écrivain aime à caresser ses derniers affleurements au siècle finissant de ses aïeux. Un érudit, Barthélémy Prunières est surpris par une tourmente de neige sur le Causse. Au moment de mourir, lui revient la phrase qu’il avait prononcée à un congrès d’anthropologie où il présentait sa découverte d’un squelette très ancien : « Tous ces os avaient été blanchis par la pluie, la rosée et la neige. » Il trouve la phrase « simple et belle », comprend peut-être que son plaisir d’inventeur était en réalité celui de mettre en mots ce qu’il avait découvert, perçoit son corps comme s’il était déjà sa propre relique, et meurt. Risquons une traversée à grandes enjambées, jusqu’au neuvième passage du Causse, qui clôt le récit. Après avoir déroulé le millénaire médiéval, sauté à pieds joints sur 1793, nous voici à nouveau dans notre siècle, avec Edouard Martel, explorateur et spéléologue. C’est en légendant simplement un de ses dessins que lui est révélée la beauté du dire. « Il se relit et goûte un pur bonheur. Il se dit que c’est un beau métier que le métier de scribe. »
Nous sommes donc prévenus : les « Neuf passages du Causse » doivent se lire comme un petit traité de la jubilation littéraire. Comment accéder à cette joie si élémentaire et si pure de la phrase juste, qui ne devient possible — on le comprend d’instinct — que lorsqu’est définitivement abandonné le « vieux bluff prométhéen » de l’idée d’auteur ? Suivez le guide : Michon vous montre le passage.
Saint Hilère a fondé un ermitage sur le Causse. Voici le socle du deuxième récit, socle bien âpre sur lequel la floraison n’est guère possible. Car Michon poétise ce mot si ordinaire du métier des historiens : source. Que savons nous de cet Hilère ? Un nom, qui nous permet juste de le distinguer d’autres obscurs (« Ce n’est pas Hilaire de Poitiers […] ce n’est pas Hilaire de Carcassonne »). Démarche tâtonnante de l’historien quand sa source se tarit — pas de texte, pas de date, juste un nom et un lieu, l’un et l’autre presque confondus.
Puis vient la conversion, l’intrusion dévastatrice de l’écrit. Nous sommes alors au temps du roi Clotaire II, et Michon nous montre sa cour mérovingienne penchée sur un manuscrit — on les imagine, tous, comme Columbkill le sourcil froncé et les lèvres balbutiantes. Il s’agit d’attribuer des monastères à chaque membre de la famille, de mettre un nom propre devant un nom de lieu. Ce sera Énimie, la petite princesse mérovingienne qui « demande plusieurs fois à son amant de lui redire le beau nom de latin pur, le nom de son prieuré ». L’historien brûle de commenter, de dire la transformation de l’ermitage en prieuré, de dire le choix contrarié de la solitude, l’ermite qui, immanquablement, voit venir à lui des disciples, qui bientôt formeront une communauté réclamant des droits, donc attirant vers elle le contrôle politique de la royauté — mais silence ! Énimie est malade, de la lèpre, dit-on. « Quand elle meurt à Soissons, elle prononce le nom imprononçable. »
Ce n’est pour l’instant qu’un « nom sur le bout de la langue » ; voici venir le texte. Nous sommes au temps de Louis IV d’Outremer. L’ordre carolingien est moribond, les moines, de plus en plus nombreux, excitent la convoitise de seigneurs, de plus en plus arrogants. Pour les calmer, les belles listes de droits anciens ne suffisent plus : il leur faut des récits, des miracles et des saintes femmes. Celui qui doit écrire la Vita est frère Simon, pour « fonder la légitimité du monastère en langue noble ». En quelques mots, Michon décrit admirablement les conditions de ce qu’un historien appellerait la « production hagiographique ». Difficile de trouver circonstances d’écritures plus éloignées de cette « inspiration » qui a tant empoisonné Michon. « Pas d’histoire », comme disent les sceptiques : voici une écriture à la commande, pour apaiser des « barons de la vallée (qui) n’aiment pas partager des privilèges avec ces seigneurs en robe de bure qui leur tombent du ciel ».
Pas d’inspiration, mais une invention. Qu’est-ce qu’inventer une relique, autrement dit, comment peut-on croire à ce que l’on invente? Cette question, essentielle à l’histoire de la culture médiévale, recoupe sans doute l’interrogation la plus intime de l’écrivain Michon. De là, peut-être, l’admirable densité historique de ces pages où Pierre Michon décrit frère Simon à la recherche d’un corps, ouvrant la terre pour lui arracher des squelettes, méditant sur chacun, craignant de se tromper, trouvant enfin les restes d’une femme, les enfermant dans un coffre. Car il ne s’agit pas de fabriquer une légende, mais bien d’inventer « une sainte inconnue qui avec beaucoup de patience attend en Paradis que deux moines, frère Simon et frère Pallade, lui rendent justice en ce monde ». Il faut un corps, une vie dénudée, que l’on va vraiment chercher, que l’on sait être là, sous nos pieds, parce qu’en ces circonstances, personne ne songerait à tricher. Il faut un nom, et cela exige aussi de fouiller, mais dans les papiers des moines, en quête de lambeaux de vie, de maigres paroles, comme celles-ci : « Enimia, fille du roi Clotaire, sœur de Dagobert le bon roi, abbesse de Burle en pays Gabale, l’an 610 du Christ. » Squelette décharné : on va le parer pour l’éternité. Frère Simon se met au travail, dans la joie. Il n’a rien à inventer puisque ce à quoi il croit, il l’a inventé.
Michon décrit ce miracle. Lisez ce miracle. Sancta Enimia : une histoire d’anges et de corps meurtri, d’eau pure qui apaise, de soif et de fidélité — l’histoire de celle qui voulut être sainte « pour se réjouir d’exister à peine, pour trembler, pour longtemps mourir ». Et lisez également comment le miracle peut se renouveler. A la faveur d’autres circonstances, d’autres commandes. Au temps de saint Louis, la Vita sancta Enimia doit être réécrite, puisque les barons, qui ne lisent plus le latin de frère Simon, s’attaquent à nouveau aux domaines des moines. « Il faut pour les débouter écrire cette Vie en langue vulgaire, en langue vulgaire jeter sur la fontaine le dévolu de l’au-delà. » C’est Bertran de Marseille qui écrit la Vie de sainte Énimie, comme on écrit au Moyen Âge, pour parer les coups. Il a devant lui « le très vieux manuscrit dont le parchemin se casse en maints endroits » : l’ancienne vie latine. Bertran fait ce qu’il doit, en reprenant d’anciens motifs, en les rapiéçant, en les arrangeant, en polissant son travail jusqu’à ce que les jointures qui séparent le vrai du faux, l’ancien du neuf, deviennent indiscernables. Le tout dans des pleurs de joie.
Bertran de Marseille est commis aux choses écrites. « Il copie des choses écrites qui règlent l’advenue de choses réelles entre l’évêque et les chanoines, l’évêque et les vilains, l’évêque et Dieu. Rien de ce qu’il écrit ne fait advenir de choses réelles dans la vie de Bertran de Marseille. Cela ne lui convient qu’à moitié : le flot de paroles écrites qui passe par ses mains et ne lui appartient pas, il voudrait en un point le détourner, l’endiguer, le dire sien, en être maître devant Dieu. »
Pierre Michon aussi voudrait que ce qu’il écrit fasse « advenir des choses réelles ». Depuis les Vies minuscules, une même passion l’emporte, qui n’est pas sans lien avec la passion historienne : ralentir l’oubli. Si possible, faire advenir, miraculeusement. Par le texte convertir. Et ainsi placer sa voix, près des anges. Bien entendu, cela passe par des gestes minuscules et précis : celui du scribe au travail ou du lecteur brutal, du moine qui creuse le sol ou de celui qui regarde le ciel, de tout ceux qui, sans rechigner, récrivent les mêmes histoires en quête des mêmes miracles. Écrire au Moyen Âge, suppose une humilité sans pareille. Mais écrire au Moyen Âge suppose également un orgueil sans mesure. Nous avons perdu l’une et l’autre. Qu’est-ce que l’œuvre de Pierre Michon comprend du Moyen Âge ? Ceci, cette humilité et cette orgueil.
Attention toutefois à Bertran de Marseille : en voulant être « maître devant Dieu » de son petit lopin de langage, le commis aux choses écrites est peut-être en train de devenir un artiste. En cette fin du XIIIe siècle, déjà, on entend les premiers murmures de « tout le petit théâtre intérieur, infantile, ubuesque et mégalo, de l’écrivain ». Pierre Michon a déjà donné, il n’en veut plus. Il a trouvé sa voix. Nous avons cru possible d’appeler cette voix « Moyen Âge ». Dans Trois auteurs, Michon la nomme « Faulkner ». C’est lui, « le père du texte », lui qui permet ce putsch, cette intrusion violente, le fait que la « voix despotique », c’est-à-dire la littérature, se mette à parler à sa place. Si l’on peut rêver Michon écrivain du Moyen Âge, c’est que, comme Faulkner, il cherche « la grande voix invincible qui se met en marche dans un petit homme incertain ».