La Lettre d’information de la Maison des Écrivains, avril 2002, par Pierre Bergounioux
Foire du livre à Cuba
La Foire du Livre de La Havane a suscité les commentaires hostiles d’une bonne partie de la presse. Les écrivains cubains vivant en France y ont ajouté leurs voix, évoquant la censure, les mesures policières, l’exil auquel ils ont été contraints.
On ne peut, sur ce point, que leur donner raison. Le meilleur service que la politique puisse rendre à la littérature, c’est de ne pas s’en occuper. Elles procèdent de deux registres distincts. La première répond à des intérêts pratiques, actuels, à des besoins vitaux. Elle dispose, à cet effet, du double monopole du prélèvement fiscal et de l’usage légitime de la violence physique. La seconde est un « transcendantal historique », c’est-à-dire une activité située et datée, comme toutes le sont, mais dont les effets ont une validité indéterminée, universelle, éternelle. Homère a survécu tandis que le décret platonicien qui le chassait, rétroactivement, de la cité, est caduc, Flaubert plus vivant que jamais, le procureur impérial, Ernest Pinard, qui l’a traîné devant les tribunaux, oublié. Quel pouvait bien être le ministre de l’Intérieur qui a interdit en 1971 le livre de Guyotat, Eden, Eden, Eden, pour la libre circulation duquel, en revanche, je me rappelle distinctement avoir pétitionné ? La littérature a partie liée avec les couches enfouies de l’expérience, les possibles que ce qui se donne pour la réalité a écartés, le haut vol de la grande temporalité. C’est de la pensée, dont un Français, jadis, déduisit son existence et tira toute sa philosophie.
Moins explicites, en revanche, sont les attendus politiques qui ont inspiré les détracteurs de la foire. On nage dans les superficies (« le pays des droits de l’homme », « la liberté », d’un côté, la « dictature », de l’autre).
Un raz-de-marée néo-libéral a balayé la planète, emporté l’URSS, le mouvement de libération des pays émergents, les partis ouvriers. Il a laissé une île, sur son passage, Cuba. Les Cubains ont une politique, se ramènerait-elle à sa définition minimale, qui est d’exister en tant que telle, comme principe autonome de décision et d’action et non pas, ainsi qu’elle y tend partout ailleurs, comme une dépendance de l’activité économique, dominée par des groupes financiers géants aux prises pour la conquête de parts de marché.
Lorsque, comme c’est le cas en France, il n’y a plus d’alternative politique, donc de politique effective, la question fondamentale, celle de la répartition, est évacuée. Ce qui a, entre autres conséquences, que la grande littérature restera étrangère à l’immense majorité de la population, quand bien même celle-ci disposerait d’un revenu suffisant pour se la procurer. Les mesures scolaires, proprement révolutionnaires, et l’action culturelle qui en ouvriraient à tous l’accès, sont le dernier souci des gouvernants. Je sais de quoi je parle. J’enseigne dans des collèges de banlieue depuis plus de vingt-cinq ans.
Cuba est un pays pauvre, sans guère de moyens, sous embargo. On y manque de tout, même de viande. Mais la politique, qui existe encore, là-bas, concentre les ressources sur l’éducation et la santé. La viande est affectée, en priorité, aux cantines scolaires afin que les enfants, du moins, puissent en manger.
Il se peut que l’imminent avenir de Cuba la ramène quarante-cinq ans en arrière. Tout est prêt pour en tirer une gamme attrayante de produits touristiques tarifés. Il y a même un film qui passe en boucle, sur des téléviseurs, à l’aéroport, où l’on voit des touristes, blancs, de type européen ou nord-américain, skier sur la mer des Caraïbes, boire des daïkiris au couchant, sous les cocotiers, avant d’aller se trémousser dans des boîtes. Mais si Cuba survit, c’est tous les petits Cubains, sans distinction d’origine sociale, de sexe, de confession, de couleur de peau qui accéderont, le jour venu, à la littérature universelle.