La Quinzaine littéraire, 1er avril 1989, par Marc Le Bot
La suite est aléatoire
J’aime les écrivains qui jouent avec les mots : ils aiment les mots et nous avons les mêmes amours ; en outre, c’est seulement comme ça qu’on a des « idées ». Car ce qu’on aime dans les mots, c’est qu’en eux seuls réside le pouvoir de questionner le sens de tout ça : de ce qui arrive ou n’arrive pas, de ce qui pourrait arriver ou bien encore ce qui survient là où on ne l’attendait pas. La vie qui va, le sens ou le non-sens qu’elle a, la façon qu’elle a de vous prendre à revers, de procéder par sauts et déplacements, voilà ce que donne à penser, à suivre Pierre Dumayet, la relation entre Brossard et moi : elle se noue, forme des nœuds qui tiennent ou qui ne tiennent pas, qui s’embrouillent et s’entortillent.
Or, la mêlée et le démêlement, les nœuds et brins, les trames, chaînes et tresses, tout ce qui tisse le quotidien, comment le penserait-on sans le travail qui est pleinement, admirablement celui de l’écrivain : de celui qui tient bien en main les mots sinon les choses ? Pierre Dumayet joue avec les mots comme la vie se joue de nous dans le quotidien. À le lire, on se dit que soi-même on devient capable, sinon de démêler, du moins de mêler tout ça de telle sorte que ça devienne, pour autant que ça le peut, pensable.
Aux premières pages du livre, on passe brusquement d’une histoire de chien à une histoire de coquetier. Je pense : sans doute le chien était-il un coker, mais bien sûr ça n’engage que moi. Et c’est parce que Pierre Dumayet dit qu’avec les mots, toujours « on part en promenade ». C’est vrai et c’est pour ça qu’on aime les mots. Ils vous mènent en balade : parce qu’ils vous promènent de ci et de là ; parce que ce livre, par bonheur, va où il veut et vous y mène sans la vaine prétention de dire la vérité de la vie comme elle va. L’effet désiré du livre est bien celui-ci, je crois : dire l’errance des pensées, le doute, l’incertain, les surprises, le familier et l’inquiétant à la fois.
Y a-t-il une histoire entre Brossard et moi ? Pas une, mais des histoires. Le tout-venant de l’insolite dans le quotidien. L’envers des choses qu’on a rarement le talent d’apercevoir. L’autre face des existences raisonnables. Les dérapages sur les parquets trop bien cirés (ça arrive à la tante Louise). Le destin, quoi ! Mais en marchant à reculons.
Qui pourrait croire, au quotidien, que sa quotidienneté suit le sens ou la voie royale de l’Histoire ? Comme l’écrit Pierre Dumayet, « la suite est aléatoire », toujours, dans l’histoire de Brossard et moi et d’ailleurs dans toutes histoires. Étrangement (mais, là, c’est moi qui peut-être suis bizarre) lisant toutes ces histoires hors le sens de l’Histoire, (le sens de celle qui a un commencement et une fin), je pensais à ce qu’en des temps très anciens était la pensée mythique. Je crois qu’elle n’a jamais cessé de faire son nécessaire travail de pensée. Elle montre comment ça part dans tous les sens, comment le sens des choses se tourne souvent en son contraire et qu’il a l’air de remonter de sa fin vers son commencement. Ça fait en effet des « promenades » mentales comme celles des nymphes dans les bois où Écho ne comprend jamais bien ce que dit Narcisse (dont Pierre Dumayet a d’ailleurs, naguère, écrit aussi l’histoire). Personne ici n’est d’ailleurs quelqu’un de bien identifiable. Brossard, moi, Gabrielle et la femme de Brossard occupent des places interchangeables dans les lits et la table.
Or, ces deux conditions – ça part dans tous les sens en balade et rien n’est vraiment identique à soi et se métamorphose – sont celles qui permettent la surprise des rencontres. Sans doute n’y a-t-il, à rien, d’autres sens que ça : tout réel est de rencontre et il est surprenant. Qui aime les rencontres, leurs surprises heureuses ou leurs désarrois, qui préfère ça aux histoires qui prétendent vous donner le sens de l’Histoire, aimera ce livre-là. Il l’aimera beaucoup comme il aime ce que j’appelle (sommairement) la façon dont parlent les mythes : ils ne disent pas la vérité, ils vous renvoient à vos questions sans réponses et à la nécessité où on est, envers et contre tout, de penser.