Le Magazine littéraire, novembre 2001, par Anne-Marie Koenig

Lignes de fuite

Enchâssés dans une boîte écrin, les carabes cuirassés de vert bronze, d’émeraude, d’or cuivré, jettent à la lumière des brillances de métal forgées dans la terre, sorties du puits des âges. Papillons, machaons, grands Mars changeants, qui gardent longtemps après la mort leur orfèvrerie d’écailles taillées dans la magie d’un souffle: en capturant des insectes, Pierre Bergounioux piège des parcelles de l’univers, de ses mystères et de ses couleurs. Il faut aligner beaucoup d’autres possessions pour agrandir l’image du monde. Ce sont les pierres aux veinures de la terre, les fossiles qui enjambent les millénaires et sont du temps ramassés, les hérissons de l’enfance, les œufs de chouette et les vipéreaux dont la cohabitation assurait d’une certaine maîtrise sur « la menace grise du dehors ». Pour traquer les lois du monde et faire pièce à la réalité, Pierre Bergounioux collectionnait des antidotes, amassait des connaissances aussi inutiles qu’éclectiques. Par passion pour les ouvrages de fer, leur résistance au travail de sape de la nature, ponts métalliques, traverses ferroviaires, il ramassait d’abord les tirefonds sur les balasts, puis étudiait les locomotives et leurs soupapes de sûreté. « Il semble qu’on puisse combattre l’asthénie morale par des emplâtres de métal ouvré en quantité industrielle. »

Le tableau serait incomplet sans l’élément liquide et la pêche à la truite. Il peut paraître paradoxal pour quelqu’un qui tient le goût du poisson en horreur de tant aimer la pêche si l’on ne voit que, une truite, « dans l’eau, c’est de l’eau légèrement différenciée qui fuit plus vite ». Sortir une truite de son élément, « c’est de l’eau solide et vive capturée ». Pierre Bergounioux a voué sa vie à capturer la fragilité du monde, les instants évanescents. Il jette les filets de l’écriture pour ramener ce qui bascule dans la disparition, l’étiqueter, le classer, mettre de l’ordre enfin avant que ce qui fut la vie ne s’évanouisse à jamais. Solder les comptes de toutes les perplexités enfantines nourries d’un double décalage : celui entre les choses et l’idée qu’on s’en fait, et l’autre, le malaise de se vouloir un avenir dans un pays en train de mourir.

Il est né en 1949 à Brives, où « l’existence, derrière ces murs, semblait avoir atteint son étiage […] jamais plus elle ne remonterait. Les habitants, quand on les voyait, semblaient poussiéreux, valétudinaires, spectraux ». Les collines interdisent l’horizon, le granit a mille millions d’années, la « vieille échine bossuée » du Limousin monte vers le plateau de Millevaches. Restée ensevelie dans les plis du temps depuis quasiment la Gaule romaine, la société vivait dans un passé immuable et a disparu, sans bruit, quand le présent est venu l’effleurer. Cette terre où germent les vents noirs a irrigué l’humeur des habitants de ses exhalaisons sombres et chagrines. Par sa mère, Pierre Bergounioux tient au Quercy, au soleil et à une certaine exubérance. Par son père, il tient au Limousin, à cette race d’hommes mélancoliques dont la résignation et la morosité pèsent un poids de fonte.

Durant ses sept premières années, la touche sombre du tuf limousin recula dans la fréquentation quotidienne de son grand-père qui traînait avec lui le sortilège léger du Quercy. Sept années durant, ce fut l’été. Après, vint l’automne. Dans ce pays où le passé menaçait de déployer son linceul avant de s’effacer, Pierre Bergounioux s’accrochait à ses lignes de fuite: ses antidotes, la rivière, l’imaginaire avec les livres poussiéreux de la bibliothèque et, enfin, l’échappée vers l’ailleurs, la vraie, quand il part à dix-sept ans suivre une hypokhâgne à Limoges, une khâgne à Bordeaux. Puis Paris, l’agrégation et le doctorat de lettres, l’enseignement, la maison avec sa femme et ses deux fils en vallée de Chevreuse. Mais l’éloignement géographique n’est pas quittance. En quelque trente-cinq ouvrages et opuscules, Pierre Bergougnioux n’a pas fini de règler les dettes accumulées durant l’enfance.

Dès avant la naissance, les morts sont là « qui se dépêchent de nous confier ce qu’ils ont dû remporter, à nous charger comme une mule » de leurs chagrins, leurs drames, leur ignorance d’être les jouets du monde. « Il y a un compte ouvert, pour rien, qu’on s’évertue à solder. On est toute sa vie à tenter de tracer la figure du zéro. » Pour boucler la boucle, il faut remonter vers les sources, comme on suit le lit de la Corrèze, répondre aux questions de l’enfant, qui ne trouvaient écho ni chez les adultes ni dans les livres. Écrire pour restituer aux morts leur passé. Méthodiquement, livre après livre, avec cet amour du mot précis qui vient de la terre, Pierre Bergounioux ajoute des pièces à son puzzle. C’est là plus qu’une œuvre: une mission.

Les épaules de l’écrivain semblent bien frêles pour pareille tâche. Malgré la carrure maigriotte, il est de cette race qui disputa le blé noir à une nature âpre, hostile. Au travail à 5 heures du matin, 3 heures parfois, il dispute au temps chaque parcelle, se lance avec fougue dans toute entreprise ou recherche qui éveille sa curiosité, se collette avec la tronçonneuse dans sa maison corrézienne, met d’équerre n’importe quelle pièce de mobilier. Les outils et les gestes adéquats.

Quand il se lance dans la sculpture, il y jette la même rage que d’aucuns mettaient à désoucher des arbres. Il a alors trente-cinq ans, il sort d’une grave maladie et commence juste à écrire. Ce sont des outils agricoles qu’il arrache à la disparition dans les brocantes et les décharges, disloque, soude à l’arc et fait renaître à une deuxième vie sous forme d’animaux, personnages, allégories humoristiques ou simples « compotes de boulons ». Il y a aussi cette pointe de flèche coulée en bronze dans un moule en bouse de vache sur le modèle d’une arme préhistorique, et les mots pour décrire le bronze en fusion sont aussi techniques que poétiques. Chaleureux et disert, Pierre Bergounioux dérive avec la même exubérance sur les femmes Hottentottes, les Discours de Platon, la beauté des graminées ou les jeux dans son bureau avec sa couleuvre apprivoisée. Quêteur d’immarcescible, cet archiviste du ténu et du disparu met un pont entre deux mondes et c’est du temps à l’état pur qui ruisselle entre les lignes.