Le Monde, 28 décembre 2001, par Patrick Kéchichian
L’ordre, à deux pas du chaos
Pierre Bergounioux, avec cette probe rigueur qui est sa marque, raconte et médite, d’un même mouvement, le monde qui est le sien
C’est en écrivant au plus près de lui que Pierre Bergounioux dépasse la mesure et les limites de sa personne. Et c’est à ce curieux paradoxe que ses livres, dans le mouvement perpétuel qu’ils dessinent magnifiquement depuis plus de quinze ans, nous invite : Bergounioux est là, avec ses souvenirs, les paysages dont il vient, qu’il arpente, avec cette autre forme du paysage – invisible et pourtant concrète – qu’est l’Histoire qu’on traverse, en victime ou en témoin, toujours en héritier -, en même temps, la nature de cette présence est telle qu’on la dirait vouée, et même abandonnée à tout autre chose qu’elle-même. Cette chose, précisément, c’est le monde, celui qui existe par lui-même, bien avant de solliciter notre intervention, notre avis ou même notre intelligence. L’auto affirmation et le triomphe du moi n’y sont jamais, on le comprendra, de première nécessité.
Le monde de Pierre Bergounioux, celui qu’il habite, décrit, raconte et consigne, est local, circonscrit. Les cartes de géographie sont aptes à dessiner cette « zone plissée qui sépare l’Auvergne de l’Aquitaine » d’où vient l’écrivain, d’où il procède, devrait-on presque dire. Des temps géologiques les plus anciens à aujourd’hui, il y a bien une continuité, une permanence. Cependant, les durées, les rythmes des existences sont soumis au progrès, à l’évolution de plus en plus rapide des objets – de locomotion par exemple.
La vitesse, l’accélération, sont d’ailleurs l’un des thèmes de B-17 G, le très beau et étrange récit que Pierre Bergounioux a écrit à partir d’une photographie (c’est le principe de la collection à laquelle ce livre appartient) et qu’il publie avec deux autres volumes (1). L’image est tirée de l’un des films que l’aviation allemande réalisa durant ses opérations de la dernière guerre mondiale. Une caméra était fixée à l’appareil et se mettait en marche, en même temps que la mitrailleuse, pour filmer l’atteinte de la cible, en l’occurrence un Boeing B-17 américain, l’une des forteresses volantes qui bombardaient l’Allemagne. La séquence d’où la photographie est extraite est brève – quelques secondes – et se termine par la désagrégation de l’appareil de FUS Air Force. « Et dans ce très bref laps de temps, la tragédie a été consommée. L’événement a pris fin quand à peine il semblait commencer. »
Sombres permanences
Pour Bergounioux l’image qui figure cet épisode – dont il faut, par l’écriture, compenser le flou et l’imprécision – « condense […] dans sa fixité, les prodiges effroyables du siècle dont nous commençons à entrevoir la physionomie parce qu’il vient de glisser dans le passé ». Mais nous n’en sommes encore qu’au point de départ du récit. L’écrivain, sans suspendre ou interrompre jamais la ligne de celui-ci – une ligne où l’autobiographie a sa place, mais comme marginale, se livre à une admirable méditation sur la technique, sur l’humanité qui met celle-ci au service de sa propre souffrance, sur la mort qui lui donne son « visage de tragédie ».
« Qu’aura-t-on fait, sa vie durant, sinon esquisser quelques figures, repoussé d’un pas ou deux le chaos? », interroge Pierre Bergounioux dans Simples, magistraux et autres antidotes. Là encore, mais sans le secours d’une image explicite, il creuse, approfondit, par l’entremise de son narrateur, avec la probe rigueur qui est sa marque, le rapport qui unit et sépare l’homme de son séjour terrestre. Un peu de bleu dans le paysage, qui rassemble huit textes précédemment parus en revues, constitue une manière d’art poétique. Mais, chez Bergounioux, cet art n’est jamais un chapitre séparé qui établirait la méthode de son propos ou tenterait de le justifier. « Ce serait une erreur, une faiblesse, une dernière concession à la finitude pensive que nous avons reçue en partage… »
À chaque instant, par la grâce de son style et cette manière singulière de penser au travers de l’écriture, l’écrivain rend présent, accueille, donne à entendre les « sombres permanences » dont nous tentons de vivre. il n’y a jamais d’envolée – ou toute la prose de Bergounioux en est une -, d’évasion hors du monde. Les livres eux-mêmes, ceux qui importent, prennent une valeur, un sens, liés à notre présence et à son infinie précarité. Ils disent, ou du moins désirent, un ordre – à deux pas du « chaos ». « Un vrai livre affecte à quelque degré ce que nous pensions et, donc, ce que nous sommes. Il change, dans une certaine mesure, le monde qui consiste, en partie, dans l’idée qu’on s’en fait, soit qu’il l’orne et l’accroisse, soit qu’il en consomme la ruine. »
1. … et même quatre, avec François, un récit et Les Forges de Siam, qui évoque une ancienne usine de laminage dans le Jura.