Libération, 25 octobre 2001, par Jean-Baptiste Harang

Bergounioux, un sang d’encre

Ses textes décrivent un passé censé préparer l ’avenir. Rencontre (au présent) avec Pierre Bergounioux, né en 1949 à Brive, inventeur de cette prose continue qui maille la chaîne des générations.

Pierre Bergounioux délivre et livre des phrases comme on donne son sang. Généreusement, chaque jour. Depuis vingt ans, il se lève à pas d’heure et, courbé sur une courte table au beau milieu d’une large pièce où les bibliothèques vitrées renvoient le reflet d’une lampe timide, entre d’étranges statuettes nègres, et d’autres tout aussi noires extraites de métaux ruinés de Corrèze, qu’il a tordus, soudés, figurés, là, dans le confort d’une vallée de Chevreuse qui ne l’a pas bercé, il écrit. Il écrit dans ces heures qui séparent l’éveil de l’aube, heures offertes par l’insomnie. Il écrit d’une écriture minuscule et lisible, et la phrase coule comme du sang, toujours limpide quelle que soit la gravité de la blessure, et la peine qu’il crée en s’échappant n’entrave en rien sa fluidité. Lorsque le soleil se lève, Pierre Bergounioux, vaguement plus pâle que les autres fantômes, quitte sa table et entame ce qu’on pourrait prendre de loin pour une journée ordinaire, il enseigne le français à des collégiens mélangés qui ne savent pas tous leur bonheur.

On dit que donner son sang crée une accoutumance, Bergounioux ne peut plus s’en passer, et même sa conversation diurne, déliée comme une écriture, lancée comme un train dès que l’autre se tait, semble n’être que le brouillon oral de ce que l’aube prochaine laissera sur la table. On a du mal à le suivre, on n’ose rien noter, certain qu’on en retrouvera l’essence dans un prochain opus, ce qu’on y entend mérite toujours d’être relu. À cette délicieuse et douloureuse hémorragie, Bergounioux doit une extrême maigreur, lui qui ne fut jamais bien gras, à l’opposé de ce qu’il prétend être le physique des natifs de Brive, « athlétique et adipeux, Patrick Sébastien, voilà un type de Brive », des veines saillantes où l’on imagine une plume Sergent-Major s’abreuver à défaut de l’aiguille vampire, des muscles tendus comme des câbles, on sait qu’ils ont l’énergie de fendre du bois, de tronçonner le métal et de le coudre en des chimères sculptées, même si Bergounioux prétend qu’un homme se réduit à un douzième de cheval vapeur, une cylindrée de 1 500 centimètres cubes de cervelle, et basta.

De tout ce sang recueilli que l’on prit pour de l’encre on fit des livres, nombreux, de maintes tailles et présentations, comme autant de flacons sur l’étagère de l’infirmerie, entre trente et quarante. Sur les dix premiers, par défaut, les éditions Gallimard inscrivirent le mot roman, Bergounioux ne broncha pas, étonné comme un hibou qu’on le publie, qu’on trouve des titres à des objets qu’il ne savait pas finis : Catherine (1984), Ce pas et le suivant (1985), La Bête faramineuse(1986), La Maison rose (1987), L’Arbre sur la rivière (1988), C’était nous (1989). Ce n’étaient pas des romans, ce n’était rien de connu à ce jour, juste un homme qui paye de sa personne par écrit, qui paye son incompréhension d’être né, Gallimard continua de publier Bergounioux, sans étiquette et sans pouvoir à lui seul endiguer le flot, non pas qu’il déborde, non pas que son débit fût monstrueux, au contraire, mais régulier, continu, d’un même sang, sans qu’on puisse mettre la main sur la bouche de l’entaille le temps de changer de flacon, il s’en perdait, il ne fallait pas qu’il s’en perde, nous étions quelques-uns de ce rhésus-là, quelques contemporains exacts, certains avaient appris à lire dans ce même Limousin, nous nous croyions sauvés d’avoir ces antidotes serrés dans nos pauvres pharmacies, Verdier s’y mit le premier et s’y tint : Le Matin des origines (1992), Le Grand Sylvain(1993), Le Chevron (1996), La Ligne (1997). Puis il se répandit que le rhésus était universel, qu’il pouvait sinon guérir du moins consoler tout un chacun qui aurait eu le malheur de naître quelque part, de n’y comprendre rien, qui aurait eu père et mère, ou que ceux-là lui eussent manqué, ou qu’il les eût manqués ne les comprenant pas, ça fait du monde, on déposa des fioles un peu partout dans de modestes officines tandis que Gallimard et Verdier continuaient de tenir haut le remède : William Blake & Co, Fata Morgana, Filigranes, À une soie, Éditions du Laquais, Circé, Théodore Balmoral, François Janaud, Arts et Arts, Flohic, Pleins Feux, Éditions de l’Imprimeur, Bergounioux croit qu’on l’honore en le publiant quand un catalogue se grandit en y couchant son nom.

Ne croyez pas qu’on s’enlise en filant trop longtemps cette métaphore sanguine, empruntant cette béquille aux chroniques sportives lorsqu’il ne s’est rien passé pendant la course, non, la course est disputée et c’est bien de sang qu’il s’agit : le sien d’abord, vif et clair, que ce corps de si peu de chair n’a pas eu le temps de filtrer, d’user, trop pressé de le jeter sur le papier pour y reconnaître le sang des autres, des siens, de ceux qui l’ont précédé dans cette cuvette de Brive, bornée, bornée de collines sombres qui l’auraient protégée de la marche du progrès. Pierre Bergounioux est né à Brive, le 28 mai 1949, d’un père commerçant, taiseux, et d’une mère maternelle. Il découvrira bien vite que ses deux familles ont leurs origines un peu plus à l’ouest, Périgord, Quercy, des contrées plus rieuses, aux pierres plus blanches, moins ombreuses, mais qu’importe, c’est ici, à Brive, que tout s’est noué, et qu’il a fallu quitter : « J’ai vu le jour, si le mot convient, dans la vieille, la pluvieuse Corrèze au milieu de ce siècle, c’est-à-dire quelque part entre l’an mil et l’entre-deux-guerres où le temps s’est arrêté, à supposer qu’il ait jamais passé sur ces froides, ces trop vertes solitudes. Quelque chose finissait quand on a commencé. La vie se retirait, sans bruit, comme elle avait rempli l’intermède immobile qui avait précédé. Nos enfances appartenaient au passé mais nous n’en savions rien. Notre destin – mais nous l’ignorions –, c’était l’exil, la grande ville, les deux existences successives et opposées qui nous furent assignées. Des gestes, des mots, des allures que j’ai regardés comme l’évidence même ont disparu. Ils étaient assortis au décor immuable des creux et des crêtes. Lorsque ceux-ci sont revenus à la friche, ils les ont suivis dans l’oubli. » Voilà pour la Corrèze qui emplit tous les livres, ou presque, et voici pour le père, qui se tait entre toutes les pages, qui s’est tu jusqu’à sa mort en 1990, comme pour transmettre le silence de son propre père mort avant que de lui parler : « Mon grand-père paternel, Élie, a disparu en février 1917, à l’âge de trente-deux ans. Telle est la source de la mélancolie sans objet précis, et partant sans remède, des jours que nous avons passés, beaucoup plus tard, avec son fils aîné devenu grand […]. Son existence aura coïncidé avec une succession à peu près ininterrompue de catastrophes dont un orphelin de père, un adolescent frêle, un jeune homme trop maigre ne pouvait se sentir qu’écrasé sans recours. C’est à la brutalité des faits, à leur allure de fatalité que j’attribue son muet désespoir, l’absence au monde qu’il a pratiquée sa vie durant, ses accointances avec le néant […]. Je ne l’ai connu que morose et taciturne, enveloppé d’ombres dont il ne chercha jamais à scruter le visage, à rompre la tutelle. Il endura sans phrases les épreuves où ce siècle saturnien a jeté ses aînés. » Ces phrases sont extraites, l’une de Un peu de bleu dans le paysage, l’autre de la première page de François, elles ont des sœurs, des parentes, en tierce ou en septième dans chacun des livres de Bergounioux, car, il le reconnaît volontiers, le revendique, il écrit toujours le même livre, non pas le même livre à chaque fois, mais chaque fois la suite, ou plutôt la reprise, même lorsqu’un texte de commande semble l’en éloigner, il revient, par une nouvelle variation, à ce qui l’emplit : ce sang. « C’est le même livre que je reprends, en espérant que le type que je suis devenu saura dire ce que celui que j’étais avait manqué», d’une main dire sa Corrèze, cette nuit des temps dont il s’est arraché, griffé jusqu’à l’os, pour sauter dans une modernité étrangère, mauvaise hôtesse, et de l’autre main l’ignorance où on l’a tenu, la rancœur qu’il en a. Et au milieu le regret de n’avoir pas été le père de ce père qui en a tant manqué, « pour lui épargner tristesse et mélancolie, pour lui demander : quel titre as-tu à me nuire ? ».

Et pourtant François Bergounioux, le père, la moitié de ces Bergounioux Frères qui tenaient commerce d’habits austères dans le centre de Brive, uniquement des vêtements d’hommes au travail, ce père qui ne parlait pas, avait commerce avec la langue française: en 1967, il avait acquis un Grévisse dont il fit jusqu’au soir de sa vie un livre de chevet, il en lisait quinze pages chaque jour et le reprenait au début dès la lecture achevée. Pierre en garde le souvenir d’un instrument de torture et l’objet des rares conversations que le père engageait avec ses deux fils après s’être assuré qu’ils avaient fait leurs devoirs : « Comment s’accordent “Les violonistes que j’ai entendus jouer” et “Les violons que j’ai entendu jouer” ? » Raymond publiait parfois dans Le Populaire d’ampoulées chroniques d’halieutique, sa mère aurait voulu qu’il soit professeur d’espagnol, il fit des études de laborantin, puis reprit le commerce familial près de l’église Saint-Martin. Aujourd’hui, et sur ordre, les deux fils sont agrégés de lettres.

Pierre fit donc les études qu’on lui demanda, avec abnégation, prix de camaraderie et heures supplémentaires : judo, piano, gymnastique corrective et dessin industriel (à cette dernière discipline on doit de magnifiques pages sur les locomotives, les ouvrages d’art métalliques et la forge dans la dernière fournée de livres). Pierre partageait le peu de temps qui restait entre la bibliothèque, croyant avoir entrevu que les questions qu’il se posait avaient réponse dans les livres, et la nature à observer les insectes, pêcher des poissons dont il détestait le goût, se faire peur de se noyer, ramener à la maison des hérissons, des scarabées, voire un vipéreau. Il semble qu’il n’ait pas encore tranché entre ces deux sources de connaissance et d’émotion : « Je ne sache pas de livre, lorsqu’il a compté, qui n’ait fait trembler le sol de l’existence, disloquer la vision pauvre, grossière que je prenais, avant qu’il ne l’ébranle, pour la réalité » (Un peu de bleu…) et, quelques pages plus loin, « Montaigne, qui était un seigneur disert de la riche Aquitaine, dit que philosopher, c’est apprendre à mourir. C’est donc que mourir s’apprend, que nous ne savons pas. Nous devons accéder, pour partir, pour accepter, à une vérité qui nous est d’abord dérobée. Ce long chemin a nom philosophie. J’en connais un autre. Il n’est que de s’engager sur la route tortueuse qui s’élève entre les sapinières. Quand elle débouche sur le plateau, que les arbres, pris de crainte, s’arrêtent, et qu’on voit la bruyère et l’ajonc, le roc, le dôme vertigineux de la nue, qu’on entre dans le silence, on sait. Le sensible est intelligible, l’essence et le phénomène se confondent. On est dispensé des incertitudes et des longueurs de l’étude, des abstractions et des raisonnements, des doutes qui assaillent le penseur méditant, à l’étroit dans une chambre. » Pour que leurs fils étudient aussi longtemps qu’on peut, les Bergounioux avaient acheté deux terrains, avec l’idée de les vendre, et du fruit faire bourses, ce ne fut pas nécessaire car ils surent devenir tous deux élèves-professeurs : « Mon père ne nous félicita jamais, réussir était la moindre des choses, échouer valait mourir, je crois pourtant qu’au soir d’acquisition d’une énième peau d’âne, il me pressa doucement le coude, je pris ce geste pour une approbation mal contenue. »

Il nous faut maintenant oublier tout ce qui précède et lire Bergounioux comme si nous ne savions rien, oublier qu’il se prend pour le maillon faible de la chaîne des générations, qu’il est tenté de nier le présent à trop croire que le passé ne prépare que l’avenir, et si mal. Lire Bergounioux comme un écrivain de langue, de cette langue étrange qui coule comme une saignée, de ces saignées lentes et énergiques qui redonnent vie aux mourants, une langue vivante, en équilibre, qui ne tient debout que parce qu’elle avance, capable de se retourner comme une mue, d’être un paradoxe en une seule proposition, de se contrarier sans offense, d’enrichir par son seul rythme sa charge de sens et de retomber sur ses pieds à la fin de l’envoi lorsqu’on la croit perdue, cette langue française dont Bergounioux dompte les serpents et les tigres sans effacer la peur, et qu’il écrit dans notre propre souffle. Oublier ce qu’on a dit pour admettre ce qu’on n’attend pas : Bergounioux est un farceur.

Les cinq livres qui paraissent aujourd’hui, cinq petits wagons du grand train qui l’entraîne, offrent le registre complet de ses plaintes et complaintes, et s’ils contiennent chacun l’entièreté de son œuvre, ils en disent chacun ce que les autres ignorent. Les Forges de Syam est un texte de circonstance, une probable commande après un séjour dans ces forges à l’ancienne qui battent le fer moderne dans le Jura comme au jour où l’on grava au fronton de l’édifice entre couvent et caserne la date de 1813, mais on ne commande pas à Bergounioux, son goût de la technique et des fondements du monde y a trouvé sa fable, elle se conclut ainsi : « La singulière étrangeté du lieu vient de ce qu’il tient ensemble les contraires, l’eau et le feu, le mouvement et l’immobilité, la permanence et le changement, l’universel et le local, le passé et le présent», malheureusement imprimé trop petit.François, mal corrigé, est le prénom du frère que Pierre et Gabriel se sont inventé, un pur échantillon d’obsessions bergouniantes : « C’est avec son aide (Gabriel) que j’ai tiré François des limbes. À peine en âge d’examiner notre commun partage, nous avons senti le besoin d’un être proche, plus âgé, par exemple, qui aurait rapporté des parages antérieurs aux nôtres les éclaircissements nécessaires, ou bien plus jeune, qui aurait bénéficié de ceux qu’on avait pu glaner, auquel cas sa quiétude, par procuration, aurait été un peu la nôtre. » Ces deux-là, minces, sont plutôt pour amateurs, comme cette tranche qu’on ajoutait naguère aux pains de deux livres pour qu’ils fassent bon poids, dussent-ils un peu sécher.

C’est dans les deux Verdier qu’on pourra rire sous cape sans pourtant perdre une miette de l’angoisse qu’on y dit. Un peu de bleu dans le paysage recueille huit textes en cohérence qui avaient paru sans qu’on le sût vraiment dans de discrètes revues si bien qu’on les a lus comme de vrais inédits, on y apprend que le pont de Bonnel est la porte du monde, on y rencontre les derniers célibataires du moyen âge, indécrottables, qui sont encore et pour peu en Corrèze, on voit passer à vive allure une 15 (une Traction Citroën, 6 cylindres) rutilante et qu’on avait crue morte, que Brive signifie « pont », comme dans bien d’autres langues, et l’on s’émeut pour de bon au portrait de Bordas, ce peu de bleu dans le paysage qu’apporte une Mobylette, et qu’on laisse découvrir puisque ce qui se résume facilement mérite rarement d’avoir été écrit en entier. Si vous n’avez jamais lu Bergounioux entrez par ce peu de bleu, vous n’en sortirez pas. Ou bien dans ces Simples, magistraux et autres antidotes, où cet inconvénient d’être né trouve quelques remèdes, celui de se laisser couler sur le flanc des poissons, de marquer à la craie sa propre frontière dans sa ville sombre, sur « le sol humide, et l’ombre, sa commère », de jouir secrètement d’une inondation, on peut essayer la sidérothérapie statique qui consiste à voir passer les trains en connaisseur, ou même les arrêter d’une main levée à une halte facultative : « J’ai longtemps tenu pour insurpassable de suspendre d’un geste à peine esquissé la ruée d’un convoi, fût-il formé d’une micheline seule ou suitée de son petit wagon », ou mieux, acheter une roue de locomotive : « L’occasion se présenta de devenir possesseur et maître de la pièce majeure, c’est-à-dire d’une roue motrice. Avec sa moitié pleine, pour contrebalancer l’action de la bielle, et l’autre à rayons, elle symbolisait plus que le foyer rougeoyant, la vapeur fusant du cylindre ou le panache de fumée, la première victoire de l’espèce pensive, aptère, sur l’étendue », l’affaire ne se fit pas.

Le B-17 G qui donne son titre à cette dernière livraison d’automne est un Boeing, un bombardier, dit « forteresse volante », du modèle qui porte une tourelle de menton. Pierre Bergounioux l’a vu quelques secondes bombarder l’Allemagne dans un film, au moment où un chasseur (qui portait la caméra), probablement un Focke-Wulf 190, l’abattait. Pierre Bergounioux s’interroge sur ces jeunes hommes, ils ont dix-neuf ans en moyenne, qui s’entre-tuent en plein ciel, il suppose leur vie à la mesure du peu qu’il sait de la sienne. C’est un pur Bergounioux, mais cela suffit, il reste du fer à retordre : « On n’est pas fait pour lire sa vie » (Un peu de bleu dans le paysage, page 99).