Philosophie magazine, mars 2009, par Pierre Bergounioux
Réduction transcendantale dans le RER
Depuis des années, à la Toussaint, je regagne la lointaine province où j’ai grandi. Il n’y a plus que ma mère pour m’attendre. Tous les autres sont morts, et c’est à eux que nous pensons, ensemble, selon le rite, à ce moment de l’année.
L’affaire se déroule selon un ordre invariable. Je prends la ligne B à sept heures, sors trois quarts d’heure plus tard à Austerlitz, où le train à destination de B. est à quai, dans la nuit du matin. Depuis quelque temps déjà, lorsqu’il fait un peu froid, je ne me sens pas trop bien. Sujet à un trouble mal définissable, avec vertiges, paresthésies, qui font se demander, plein d’angoisse, de quoi l’instant qui suit sera fait. Bref, je me retrouve, avec mon bagage, sur le quai du RER, en avance, comme à l’accoutumée, constate qu’il ne fait pas chaud du tout et monte dans la rame, qui se présente à l’heure précise. Il ne s’est pas écoulé cinq minutes que je reconnais les classiques et déplaisants symptômes. J’essaie des trucs, comme penser à autre chose, respirer plus vite, serrer et desserrer les poings, aussi discrètement que possible parce que les autres sièges sont occupés et que je ne voudrais pas passer pour un fou aux yeux de mes voisins. Ça ne s’arrange pas, bien au contraire. Tassé dans mon coin, je me sens mourir, et c’est un instant souverainement déplaisant.
Des panneaux brillamment colorés, jaune citron, bleu vif se déplacent obliquement, trois ou quatre secondes durant. À la cinquième, une constatation s’impose : je ne sais pas ce qu’ils représentent, à quoi tient leur existence ni en quoi ils me concernent.
Il s’écoule un instant supplémentaire avant que je ne les identifie. C’est l’intérieur d’un wagon de RER. J’étais – je suis – en chemin pour Austerlitz. Et cette découverte n’aurait pas lieu d’être si j’avais gardé une conscience ininterrompue de mes agissements. C’est donc que je me suis évanoui.
Mes premières réflexions n’ont pas porté sur la valeur philosophique de l’expérience. Je n’ai pas songé à la réduction eidétique, à la donation de sens dont je venais de vérifier, à mon corps défendant, l’exactitude. Je me demandais quels désordre, lésion, déficience cette syncope trahissait. Je pensais aussi à mon train, à ma mère qui m’attendait. Et comme je me souvenais de l’arrêt de Massy-Palaiseau et que le panneau lumineux de Massy-Verrières coulissait à ce moment précis sous mes yeux, j’ai su que l’éclipse avait duré une minute environ.
Husserl insiste sur la forte prégnance de l’attitude naturelle et la difficulté de l’épochè (1). Un voyage écourté sur la ligne B, début novembre, m’a offert toute facilité d’y procéder. Est-ce la marque d’un esprit timoré, irrémédiablement réfractaire aux leçons de la philosophie, si j’avoue que je m’en serais volontiers dispensé ?
(1) Épochè transcendantale : chez le philosophe allemand Edmund Husserl, cette expression désigne la mise entre parenthèses de notre croyance en l’existence des choses du monde afin de pouvoir redéfinir le rapport entre l’homme et le réel qui l’entoure (cf. Idées directrices pour une phénoménologie, 1, « Tel » Gallimard).