Politis, 15 mars 2001, par Pierre Bergounioux

La réalité d’une fiction

Pierre Bergounioux, dans un dossier publié dans Politis, évoque sa conception de l’engagement dans et par la littérature dans un article intitulé « La réalité d’une fiction ». Paru dans le dossier « Littérature. L’engagement aujourd’hui », coordonné par Christophe Kantcheff, Politis, n° 642, semaine du 15 au 21 mars 2001.

Le contexte politique qui a poussé des écrivains à intervenir dans la vie publique appartient au passé. Si, pendant un siècle, ils ont quitté leur cabinet pour se mêler des plus diverses affaires, c’est qu’une partie des événements était revêtue d’un caractère de vibrante nouveauté qui laissait le monde social sans répondant. Et alors des professionnels du langage étaient les moins mal qualifiés pour imprimer au cours des choses ce contour, cette consistance qu’elles tirent du seul fait d’être nommées. Julien Gracq évoque quelque part le sentiment que les écrivains de sa génération éprouvèrent encore de former une caste orgueilleuse, lettrée, au sein d’une masse d’ilotes, autrement dit d’une population majoritairement paysanne qui avait quitté l’école à douze ans. Dans cet univers mal différencié, peu éclairé, un faiseur de livres pouvait se croire la conscience de l’humanité, se poser en hérésiarque ou en prophète. Hugo noircit mille cinq cents pages sur les misérables, sinon pour eux. Zola accuse. Breton jette quelques jeunes gens sur les routes. Sartre s’efforce d’intervenir dans un débat dominé, désormais, par le mouvement ouvrier. Avec la post-modernité, le présent a perdu le caractère inopiné, exaltant, révolutionnaire qui fut le sien entre la fin des sociétés agraires traditionnelles et le triomphe du capitalisme. Les sociétés ont appris à se connaître elles-mêmes par le moyen, justement, des sciences sociales. L’espace abandonné par le parti communiste est occupé par des structures d’intervention réduites, aux objectifs limités. La figure de l’écrivain a suivi le déclin des grands collectifs, un même discrédit a frappé sa voix singulière et l’idiome puissant, planétaire – le marxisme-léninisme – qui a dicté son sens, pendant un siècle, à l’aventure humaine. Sa tâche s’est comme rapprochée de la définition qui est, de toute éternité, la sienne, je ne sais où, au ciel des essences, dans l’ordre mythique où la littérature aime à se situer et dont la fiction soutient son existence, conditionne ses actes effectifs, son œuvre de papier.

Chassé des territoires extérieurs où il rompait des lances, l’écrivain retrouve le monde qu’il a délaissé au sein du domaine qui est à proprement parler le sien. Ce renversement relève du même processus qui l’a destitué de son rôle public, à savoir l’extension de l’esprit de lucre à l’ensemble de l’activité économique, édition comprise, et la généralisation de l’accès à l’enseignement secondaire. Elles ont pour conséquence la formation d’un marché régi par les critères de la rentabilité financière, où le besoin, la demande sont profilés par l’action pédagogique des professeurs de collège et de lycée. Il faut soit écrire pour le plus grand nombre, comme l’ont rêvé les écrivains de jadis, mais l’œuvre, alors, devra se mouler sur une attente socialement, scolairement conditionnée, qui accuse un retard de cinquante ans sur la littérature contemporaine, soit tenter de percer la rumeur, le bruit de la communication, le tapage du marketing, pour trouver les mots où se dessinera le visage authentique du présent.

Le dilemme de la forme n’a rien de formel. Les écrivains ne se recrutent plus dans les classes qui cumulèrent l’instruction et la fortune. C’est pourquoi ils peuvent être tentés de répondre à la demande solvable, écrire pour vendre, transiger. Ils useront alors de procédés éprouvés, ce qui revient à substituer des choses mortes et des formes fausses, dépassées, aux objets inouïs de l’expérience et donc à l’expression nécessairement inédite qu’il leur appartient d’inventer. Ils peuvent aussi, tant mal que bien, à leurs périls et risques, interroger à nouveaux frais l’énigme à quoi s’apparente, pour tout homme, le monde neuf auquel il vient, le court instant qui lui est concédé. Leur travail semble momentanément se réduire à l’observance stricte de sa définition pure. Comme autrefois Don Quichotte, ils ont à chercher, solitaires, à l’écart du sens commun, derrière les apparences, le grand secret. L’alternative est embarrassante mais on a le choix.