L’épée du cavalier Descartes, par Jean-Paul Michel

Texte prononçé lors de la remise du prix Roger-Caillois à Pierre Bergounioux, le 3 mars 2009, à la Maison de l’Amérique latine à Paris

Le prix qu’aura dû payer René Descartes pour obtenir, sur le tard, le loisir continu que suppose l’étude (: Une chambre en Hollande, l’exil), Pierre Bergounioux l’aura payé dans le lieu retiré, conçu à la mesure du besoin qu’il avait de cette retraite, à six lieues de Paris. L’absence à la scène qu’il s’est imposée, sa vie durant, n’était rien moins que la condition de possibilité d’une œuvre de pareille ampleur, si l’on s’avise, avec lui, de ce que « La riche vie de société, le goût de la conversation, si l’on n’y prend garde, ne permettent pas de travailler comme il faudrait, c’est-à-dire sans discontinuer, seul. » Ce labeur aura donné à sa vie son unité, sans possible regret, pour lui, touchant la voie choisie – remords, défaillance, absence à soi, coupable abandon.

Cette œuvre, chacun, ici, la connaît. Celui qui aura, une fois, goûté à sa chair sensible ne la pourra plus confondre. Elle appartient à l’ordre de ces réalités à quoi rien ne peut donner accès avec quelque justesse sinon une pratique directe, personnelle, continuée : ici la prise, la reprise de cette prose de Maître dont la moindre séquence est un enchantement.

Aucune « présentation » ne « présentera » jamais aucune œuvre comme l’œuvre « se présente » elle-même. Ce qu’une œuvre dit, ainsi, exactement, cela ne se pourra jamais, d’aucune façon, autrement dire – sauf à la perdre. C’est en cela que nous avons besoin des œuvres – « Pour connaître le goût d’une poire, écrit Hegel, il faut mordre dedans. » On comprendra, pour cette raison, que notre propos n’ait d’autre fin, ce soir, que d’encourager à des audaces de cette sorte : former le vœu que chacun se tournât vers cette œuvre, comme œuvre ; à la fin d’en prendre possession réelle, à compte propre.

N’était cela, à peine un observateur pourrait-il signaler, du dehors, quelques uns des traits les plus frappants de ce massif – à coup sûr l’un des plus consistants de la bibliothèque contemporaine, « au rayon des livres français » – riche aujourd’hui de cinquante quatre titres, (deux tiers environ de récits, un tiers d’essais critiques, à quoi il faut ajouter les deux mille pages et plus des Carnets (qui pèsent probablement davantage encore) : l’unité de matière, de ton, de moyens, de visée de l’un de ces grands ensembles, si caractéristiques de l’histoire des Lettres, en France, depuis Montaigne, où le style sert la pensée, la pensée, le style – la notation sensible apporte sa touche à l’analyse, la méditation garde à l’élan, jusqu’au bout, toutes ses chances.

Cette unité se marque d’abord dans la dimension mémorialiste de l’œuvre, des plus minces événements de la vie quotidienne au souffle puissant de la grande Histoire. Elle obéit à une seule maxime ; celle de la restitution scrupuleuse de faits sentis : « J’étais là. Telle chose […] advint. »

Pierre Bergounioux, enfant de la Corrèze, nul ne l’ignore, s’est ainsi fait le témoin de la fin de la société agraire traditionnelle laquelle, lentement structurée par les révolutions culturales successives depuis la sédentarisation du néolithique, aura pris fin sous nos yeux, en une ou deux décennies à peine, au tournant des années soixante, libérant de son antique attachement à la glèbe soixante pour cent de la population du pays. La génération promise aux aventures abstraites des existences urbaines, travail salarié et dissociations du concept appliquées à tous les ordres de la survie, ce fut la sienne. Il aura dit la surprise, l’enthousiasme, bientôt la peine que ce fut.

La relation de bouleversements si considérables, effectuée avec pareille qualité d’information vaudrait déjà sociologiquement, si même Pierre Bergounioux n’avait élevé, d’un seul geste, ces entreprises de connaissance au registre de l’œuvre d’art.

C’est là sans doute le second trait qui marque de façon si frappante l’œuvre entier : la grâce d’un geste qui marie avec une sûreté immédiatement reconnaissable le vrai et le beau ; la délicatesse des inflexions à la solidité des références ; la précision scrupuleuse du lexique de toutes les spécialités techniques convoquées prêtant appui à la belle énergie de l’emportement moral. L’unité du subjectif et de l’objectif : le grand style.

Si l’histoire et la sociologie ont à coup sûr trouvé en Pierre Bergounioux un témoin digne de foi, la littérature aura non moins sûrement, dans ces aventures du savoir, gagné un Maître. Ce qui aurait pu n’être qu’un constat détaché du fait s’est trouvé coloré, improbablement, de toutes les lumières d’un soleil actif, chargé de potentialités, irradiant énergiquement dans l’ordre des fulgurations du beau, ici toujours aussi celui des espérances d’une vie plus grande.

À l’attention de qui formerait le projet de produire en vérité « ce qui est » la plume à la main, Ponge renouvelait, dans son Malherbe, en 1965, cette remarque bien faite pour décourager des talents d’insuffisante ressource : « Pour qu’un texte, ai-je dit une fois, et l’on me pardonnera de croire devoir ici le redire – pour qu’un texte puisse, d’aucune manière, prétendre rendre compte d’une réalité du monde de l’étendue (ou du temps), enfin du monde extérieur, il faut qu’il atteigne d’abord à la réalité de son propre monde, le monde des textes, lequel connaît d’autres lois. Lois dont certains chefs-d’œuvre anciens seuls peuvent donner l’idée. » (Pour un Malherbe, p. 36)

C’est peu de dire qu’il en va ainsi de l’œuvre de Pierre Bergounioux. Elle « aura atteint à la réalité de son propre monde », le monde des productions scripturales, lequel « connaît d’autres lois » (et des lois qu’il connaît), lois dont « certains chefs-d’œuvre anciens seuls pouvaient donner l’idée ». Ces chefs-d’œuvre, il les aura longuement pratiqués.

C’est évidemment à ces mérites dans l’ordre de l’art que l’œuvre de Pierre Bergounioux vaudra de pouvoir porter longtemps la figure de ce dont il se constitua le témoin, dans l’ordre premier du « monde de l’étendue », (ou du temps), enfin du monde extérieur » : les cruelles réalités du dehors qui ne furent pas moins expressément son souci.

Dirai-je qu’à nos yeux d’amoureux de la forme non moins que des audaces du vrai dans les Lettres, son premier fait d’armes aura été de dérouiller, de nos jours, cette vieille épée quelque peu délaissée, l’épée du Cavalier Descartes ? Il aura mis son point d’honneur, dans son escrime avec l’apparence, à en user en moderne, comme aucun autre. Cette phrase ferme, vivante, mesurée, il l’aura ranimée, simplifiée, armée des lexiques spécialisés les plus savants, comme fait résonner, aussi, des cadences de notre présent.

Notre éclaireur avance à grandes enjambées. Son pas est sûr. Sa respiration régulière. Il est de taille à faire du chemin. – D’autant que son allant, la clarté de ses vues, l’audace de son propos s’appuient à de fortes assises. Il s’est aguerri dans la compagnie des géologues et des naturalistes, des historiens de l’École des Annales, des statisticiens de l’économie, (des physiocrates à Adam Smith et Marx), des théoriciens de l’État d’Aristote à Montesquieu, et au-delà), des ingénieurs, des géomètres, des agronomes, des épistémologues. C’est merveille de le voir passer le flot à guet, à pied sec, bondissant de Turgot à Marx, de Montesquieu à Max Weber, de Hobbes à Hume, de Kant à Husserl.

Tant de sciences opportunément mobilisées structurent solidement le substrat des notations prises sur le vif. Géologie, entomologie, économie monétaire, techniques de la fonderie, détail des systèmes d’armes des forteresses volantes, structures et propriétés des dispositifs logiques – condensés en quelques pages d’attendus limpides, portant les observations les plus audacieuses jusqu’à leurs dernières conséquences avec la régularité des agencements narratifs les plus fins. La délicatesse des évocations fait son travail. La sécheresse des rendements à l’hectare fait le sien. Ce délicat poète est notre plus élégant encyclopédiste.

Pierre Bergounioux parut au sortir d’époques fourbues, harassées par le poids de culpabilités et de défaites catastrophiques, que les générations précédentes durent payer d’une monnaie de désespoir. Venu de sa lointaine province, peu compromis dans les contrariétés de factions, notre héros arbore, au début des années quatre-vingt, les couleurs de la plus fraîche comme de la plus solide exigence de clarté, de distinction, de vigueur en quoi consista toujours l’art d’écrire. Sa sensibilité personnelle, qui est extrême, a fait le reste.

La chance, quelquefois, sourit aux Innocents. Depuis Catherine, son premier livre, chez Gallimard, en 1984, à proportion de ce qu’il avance maintenant en âge, je le vois rajeunir, effectuant en quelque sorte à rebours le chemin fatal : marchant chaque jour plus nettement dans une jeunesse plus décidée. Nous devons à ce cadeau sans prix du sort de pouvoir saluer en lui, ce soir, cet « escholier limosin » de six fois dix ans d’âge, au faîte de son alacrité et de son ardeur, applaudissant avec la même éclatante vigueur à Faulkner comme à Descartes ; à Husserl comme à Hegel ; à Beckett comme à Flaubert.

Le chemin de livres de Pierre est celui de cet éternel retour de l’audace des premiers matins. Je n’en donnerai qu’une preuve : son plus flagrant témoignage de juvénilité batailleuse, son chef-d’œuvre militaire, B 17-G, la clef qui ouvre pour nous à l’intelligence sensible de la guerre moderne compterait au nombre de ses derniers livres, n’était l’éblouissante réserve de force révélée par cet autre coup de Maître : la publication, par surprise, des deux mille pages et plus des Carnets, que les vaillantes éditions Verdier durent publier sur papier bible tant l’énormité de l’ensemble eût rendu leur maniement difficile, volumétriquement parlant !

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Dans une méditation récente en forme d’hommage à Julien Gracq, Pierre Bergounioux a cru pouvoir, en lucide témoin qu’il se veut de la fin des civilisations, clore, avec Gracq, le destin du moment français dans les Lettres. J’aurais à objecter à ce diagnostic. Mais, plutôt que de vouloir ici disputer de vérités de sentiment plus que vérités de faits, puisqu’ils ne sont pas, ces faits, touchant les multiples demains possibles de cette langue et de ses arts, je formerai seulement, par provision, auprès de lui, avec humilité, cette requête, qu’il est évidemment le moins à même de satisfaire (étant à la fenêtre, comment pourrait-il se voir passer dans la rue ?) ; qu’il acceptât, à supposer la littérature de langue française engagée dans son dernier acte, de retarder encore un peu la publication du constat de décès. – Assez, en tout cas, pour qu’il nous soit possible de l’admettre, lui, tout vivant, in extremis, dans la brillante cohorte de ses prédécesseurs, puisqu’il nous est donné à tous de constater, par expérience certaine, avec les plus hautes clarté et distinction, ce fait : tant que la main de Pierre Bergounioux tiendra la plume, la « littérature française » continuera. Et avec elle – la pensée, la véridicité, la noblesse d’un vouloir haut, le feu qui nous font aimer toujours et Montaigne, et le Duc de Saint-Simon, et René Descartes, et Pascal. Ajoutons une poignée de damnés chers à notre cœur, de Rousseau à Flaubert, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Proust et jusqu’à Gracq : le legs court, très vivant, jusqu’à lui.

Puisse-t-il en accepter l’augure, ce soir même, dans cette belle Maison, sous les estimables auspices de la Société des Amis et Lecteurs de Roger Caillois !