Art press, mai 2012, par Alexandre Mare

Pierre Bergounioux, l’écriture de la vie quotidienne

Les trajets en RER, les pannes sur le périphérique, la ferraille à aller chercher, les cours qu’il faut donner (la lassitude des cours à donner), les textes à écrire, les gens à qui l’on doit téléphoner, les enfants qui viennent et qui repartent, les amis, les sorties à faire, les courses au supermarché (« penser à acheter 10 kilos de café »)… Troisième volume de Carnet de notes, couvrant la période 2001 a 2010 – 1262 pages pour 3650 jours environ – où rien, presque rien, ne vient perturber une apparente monotonie quotidienne. On prendra pour exemple l’un des événements d’actualité les plus marquants de cette décennie, l’attentat new-yorkais du 11 septembre 2001, recalé en fin de note, en deux phrases précises. Le jour même, Pierre Bergounioux a livré de nouvelles sculptures – « les gens aiment l’abstrait mais achètent du figuratif » lui dit la responsable de la galerie où il expose – et a corrigé des copies (ce sont souvent de mauvaises copies) en avalant un sandwich à la pause de midi, au collège. Bien. Peu d’événements extérieurs donc. Tout tourne autour du cercle proche, du travail – sculpture / écriture. Et même si Bergounioux n’apprécie que modérément ses contemporains, il n’a pas à leur égard de condescendance, mais plutôt une forme de tristesse face à leur bêtise désarmante. Que l’on se rassure : ce n’est pas du désintérêt pour le monde, notre homme est un homme engagé, du moins attentif.

Bien sûr, avant tout, il y a l’écriture. Les romans, les textes, les articles qui mûrissent, qui s’écrivent et qui s’abandonnent à l’éditeur. Les journées passent, souvent, se ressemblent. Dimanche 6 juillet 2003 : « Levé à six heures moins le quart. Il fait froid dans le petit matin, mais la journée est radieuse et chaude. […] Incident : j’avais posé, près de moi, les vieilles lunettes qui me servent à souder et dont les verres, à force, étaient incrustés de métal fondu. Je pose le pied dessus et brise la monture. Elles sont irréparables. M’en veux. Ce sont de calmes jours que nous avons ici mais j’en perçois l’incomplétude, Cathy en Amérique, Jean au K-B. Je lis un ouvrage didactique de Clemens Jöckle, sur les grands philosophes. » Cinq ans plus tard, jour pour jour, dimanche 6 juillet 2008 : « Je n’ouvre les yeux qu’à six heures. J’ai abusé de mes forces ces derniers jours. Il pleut abondamment, dans le matin. On se croirait en automne. J’écris jusqu’à 10 heures. Ensuite à l’atelier où je me tiendrai jusqu’à sept heures du soir. […] Je songeais, penché sur la table de soudure, que ces travaux sont un remède aux pensées tristes, à la désespérance qui m’assaille et me nuit, me détruirait, presque, lorsque je suis livré à moi-même, sans occupation physique ni objet tangible. » Entre ces cinq années se sont succédé livres, sculptures et expositions – beaucoup de travail, donc. À cela, on ajoutera des joies, quelques peines aussi, des rencontres, des disparitions. Voilà de quoi est constitué le journal de Pierre Bergounioux : du temps qui défile. De fait, ce Carnet de notes en est une matérialisation concrète. Un inventaire de l’existence, un mémorandum – car ce qui motive cet exercice d’écriture quotidien, c’est avant tout de lutter contre les ravages du temps et de la mémoire qui s’en va. L’angoisse de la perte de soi. « Fixer la teneur de mes jours, de peur que l’oubli n’emporte tout et qu’à l’instant de finir ce soit comme si je n’avais jamais été. Je songe encore que je suis aussi éloigné de celui qui a porté dans un cahier la journée du 16 décembre 1980 que celui de l’élève de sixième du 16 décembre 1959. Mais alors qu’une sorte d’éternité sépare ces deux personnages, il me semble que 1980 est tout proche encore. Il faut me remémorer les événements tristes, terribles, interminables qui ont occupé l’intervalle pour qu’il s’étire, se creuse […] »

Notes de savoir-vivre

On pourrait penser qu’il ne s’agit là que d’une écriture du je. Sur la couverture, on lit : « Carnet de notes », pas « Journal » – la prise de distance avec l’exercice littéraire est peut-être là. Soyons clair, il ne s’agit pas d’un journal d’écrivain (genre épique s’il en est), du moins pas au sens commun du terme : pas de fausses confidences acerbes sur le milieu littéraire, pas de comptes rendus de lectures, aucune citation censée éclairer sur l’état d’âme du moment. Et encore moins d’effets d’écriture. Ce sont trente ans de quotidien, de faits assemblés (en trois volumes) et qui sont comme une œuvre globale et globalisante, qui propose une énumération rationnelle du présent qui n’est plus. Pareils à des instantanés. Des notes, donc. « Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai ressenti le besoin d’y voir clair dans cette vie. La littérature m’est apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins approprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie, comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice. Elle peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne sauraient prendre en compte parce qu’il n’est de science que du général. » Journal de travail, journal du quotidien, c’est aussi le témoignage du corps qui vieillit, des rides qui se creusent. Ce troisième volume recueille, trente ans après le début de cette entreprise, des choses vécues par un homme qui en a désormais 60. Le corps a perdu ses aptitudes d’autrefois. Les maladies bénignes laissent place aux accidents cardiaques, aux poussées de tensions et aux angoisses plus grandes. Durant trente ans, l’état du corps, lisible, mis à nu, est retranscrit, jour après jour, avec minutie et sans artefact. En somme, ces notes sont, à l’instar des vanitas, la démonstration de notre condition mortelle. Une fuite du présent, que Bergounioux tenterait de sauver de l’oubli. Peut-être est-ce en partie cela, l’exercice de l’écriture : une victoire sur la mort. Mercredi 15 décembre 2010 : « Trente ans aujourd’hui, que j’ai entrepris de garder trace des jours. L’idée de « fixer les événements ». Je n’avais pas duré assez, découvert les ravages de l’oubli, sur nos traces. » Peut-être que ce carnet, et les autres, présents ou à venir, sont des manuels de savoir-vivre.