Europe, juin 2013, par Thierry Romagné

Résumer Peau d’ogre est a priori chose simple : un écrivain, hanté par le souvenir d’un ami peintre disparu et à qui le liait un « pacte de jeunesse » (devenir, chacun dans son domaine, un « grand »), entre un soir dans un bar de la place Clichy, Le Jardin d’Enfer. Il y croise le regard chargé d’hostilité d’un Zaïrois à la peau d’un noir intense, une petite frappe qui le renvoie invariablement à sa culpabilité tenace et protéiforme. En trois parties qui sont autant d’actes d’une tragédie d’aujourd’hui, ils descendent ensuite dans une boîte de nuit bien nommée Le Josephat (« Yahvé juge », en hébreu) avant de se retrouver Porte de Saint-Ouen, dans une impasse décrite comme un autre accès au royaume des morts, pas spécialement « moderne » au demeurant, fait de ciment et d’indifférence aux cris de celui qui est tombé à terre…

Cette errance nocturne et alcoolisée, pour annoncée qu’en soir la chute comme dans toute cérémonie dionysiaque qui se respecte, vaut surtout pour la façon dont elle « happe » le lecteur. Il y a le voussoiement d’abord, qui s’adresse en premier lieu à l’écrivain personnage principal de ce récit, certes, mais aussi au lecteur, embarqué presque malgré lui dans cette histoire prévisible. Il y a ces phrases, surtout, volontiers allongées par l’omission fréquente des virgules, les répétitions récurrentes, les épiphores. marquantes, le ressassement des mêmes faits obsédants… Ce style, âpre, tournoyant et comme hanté, reniant tout alinéa, toute façon prudente d’entrer dans la narration, s’impose avec une dureté que l’on apprécie vite, et nous perd rapidement dans ce nouveau triangle des Bermudes que dessinent la place Clichy, celle des Abbesses et l’église Notre-Dame-de-Lorette.

Plus que tout, c’est l’art de l’attaque que l’auteur possède : chacun des vingt-six brefs chapitres composant le livre commence par une spéculation, parfois reprise ensuite, relative à la science, à la mythologie, aux légendes ou à la peinture, jamais pesante mais dont on se demande toujours comment elle va pouvoir se rattacher au récit, avant que l’on ne se rende compte que l’auteur y est à nouveau parvenu, naturellement. Cela nous vaut une évocation du comportement de la tique ou des considérations saisissantes sur les yeux de la célèbre Raie de Chardin, par exemple. Cela nous vaut aussi une description du « héros » en personnage de l’œuvre de Francis Bacon avec ses chairs endolories et son visage qui s’efface (Œdipe et le sphinx d’après Ingres, 1983) que l’on n’est pas près d’oublier. Et c’est bien de cela dont il s’agit dans ce livre, de la dérive d’un homme qui, voyant le visage d’ébène et de haine de ce Zaïrois, le suit, pressentant que son bourreau n’est qu’un miroir de son démérite, lui dont on ne nous dit jamais qu’il ait écrit un bon livre, à la différence de Vincent Eggericx.