La Croix, 23 février 2012, par Patrick Kéchichian

Le métier de vivre de Pierre Bergounioux

Le troisième volume du carnet de notes de l’écrivain couvre la dernière décennie.

C’est par sa singularité obstinée et définitive que Pierre Bergounioux se rapproche de nous. Oui, chaque lecteur, individuellement, d’où qu’il vienne, qu’il croit au Ciel ou n’y croit pas – comme l’écrivain –, peut ressentir cette proximité. Osons le mot : cette fraternité. La chose est bien moins fréquente que son contraire : mépris, affirmation véhémente de soi. Mais il n’empêche : une fois cette reconnaissance installée, on en est bouleversé. Puis une fidélité s’installe, sans pourquoi.

Quand on entre dans le Journal d’un écrivain, on pénètre généralement dans les coulisses, les caves et les greniers de sa pensée, de ses désirs, de ses ambitions et déceptions. On peut noter quelques grandeurs, certes… Mais l’intéressé est-il le mieux placé pour les donner à voir ? On remarque plus souvent des petitesses. De celles-ci, l’auteur n’a pas forcément conscience ; elles se faufilent, forment une somme hétéroclite, humaine, trop humaine… Et le vieux moulin ne cesse de tourner, même quand il n’y a plus de grain à moudre.

Chez Bergounioux, rien de tel. D’abord, nous ne sommes pas dans la catégorie de cet intime immédiat qui colle à soi et aux autres, qui poisse. Non, il s’agit d’un Carnet de notes, tenu de puis plus de trente ans, parallèlement à sa vie d’écrivain. Ses autres livres, précise-t-il, « se rapportent aux lieux, aux jours du passé ». Seul, donc, ce carnet se rapporte au présent, à l’ici et au maintenant. Écrire, comme il le souligne dans son récit Le Premier Mot (2001, Gallimard), ne peut avoir, pour lui, « de signification qu’en présence du monde ». Peut-être, pour sentir cette présence, pour l’éprouver toujours et ne pas s’en distraire, faut-il ne pas cesser d’écrire ? D’où ce « carnet » qui se tient obstinément, presque farouchement, à la surface des choses. Car la vie est d’abord courante, quotidienne, prosaïque : la littérature peut-elle l’oublier, l’ignorer ? Ce qu’atteste Bergounioux dans sa « hâte » avouée, assumée, à « rendre des comptes », c’est qu’un ordre, des devoirs, une volonté, par soi instaurés ou reçus, sont nécessaires. Peut-être simplement pour se maintenir à flot, pour contrer le « maléfice du temps ». Jour après jour, Pierre Bergounioux note ses faits et gestes, ses voyages, ses rencontres, ses lectures. Ses pensées également, mais réduites à l’état d’os, fixées, soustraites à leur mouvement perpétuel. Il indique l’heure (très matinale) de ses levers.

Sollicité par les journaux, les revues, les organisateurs de manifestations ou de festivals, il honore ses commandes avec ponctualité. Des deuils viennent noircir un tableau déjà sombre, comme après la mort de Gérard Bobillier, son éditeur et ami, en octobre 2009. D’ailleurs, avec les années, sa santé (et celle de ses proches) devient plus fragile, le cœur perd son rythme normal, invisible. Il y a aussi son métier, ses métiers : la sculpture de ses « ferrailles », ses livres, son métier d’enseignant… L’honneur qu’il éprouvait dans cette mission a cédé la place à un grand désenchantement, à une perte de sens. Mais dans cette dernière décennie, il a quitté le collège et les adolescents, pour les étudiants de l’École de beaux-arts de Paris. Il est blessé, heurté par « la sottise, l’épaisse vulgarité », l’incivilité, qui se répandent partout. Mais il ne joue pas à l’aristocrate. Il est homme, se revendique homme parmi les autres. Jamais il ne parle, n’écrit pour les murs ou les miroirs.