La Liberté, 18 mars 2006, par Alain Favarger

Du bonheur et de son érosion

Entre tourments et exaltation, l’écrivain tient son journal depuis vingt-cinq ans. Une quête intérieure au plus près de la nature, d’un désir de savoir et de cohérence.

Natif de Brive-la-Gaillarde, il nous frappe par son visage buriné, comme taillé au silex. Et une tête qui aurait pu inspirer Giacometti. Des traits secs, un regard d’épervier qui vrille tout alentour, Pierre Bergounioux est inséparable de cette image de lui qu’il nous donne. Celle d’un homme venu de loin, de la terre, de cette France profonde dont il faut s’arracher pour devenir quelqu’un. Là où la culture, le savoir, la parole ne sont pas donnés d’avance, mais à conquérir.

Monté à Paris, devenu écrivain, il est aujourd’hui encore à cinquante-sept ans prof de lettres modernes en banlieue parisienne. Là où l’école n’est pas le creuset de l’élite, mais le miroir des inégalités, sinon l’instrument, non reconnu officiellement comme tel, du maintien de l’ordre.

Son œuvre exigeante, faite de romans et de récits très ciselés, est dominée par un questionnement incessant de l’enfance et des origines sur le haut plateau granitique du Limousin. Une terre âpre, au cœur d’un des berceaux de l’humanité. Là où se sont façonnés les gestes immémoriaux dictés par le sol et le sang. Avant que, comme l’auteur aime à le dire, le souffle du temps ne touche ces lieux et n’emporte hommes et femmes dans la grande roue de l’Histoire.

Pierre Bergounioux nous revient aujourd’hui avec un fort volume qui tranche par rapport à ses livres d’ordinaire concis et resserrés. Il s’agit de la première partie de son journal intime couvrant la période 1980-1990. Près de mille pages de notes souvent quotidiennes, carnets de bord à l’échelle des passions d’un homme tentant le pari un peu fou de les détailler par le menu. Comme d’habitude le lecteur fait son propre chemin dans ce labyrinthe de notes et cette chronique des travaux et des jours d’un intellectuel oscillant sans cesse entre Paris et la terre d’origine.

Affres du métier d’enseignant, rêves, lectures, maladies, instantanés de vacances, éducation des enfants, Bergounioux pétrit son autoportrait dans la pâte et l’épaisseur du temps. Fascine chez lui l’obstination à tenir le fil de son destin. Celui d’un homme hanté par le désir de s’approprier le monde. Et de la manière la plus physique. Car si l’auteur est un assoiffé de connaissance, grand dévorateur de dictionnaires, traités en tous genres et livres d’explorations, il lui faut le contact direct avec la nature.

Chaque répit scolaire lui est l’occasion d’un retour dans la province natale et d’expéditions dans les forêts, les rocailles et le long des rivières du haut plateau. Grand amateur de minéralogie et d’entomologie, Bergounioux n’en finit plus d’amasser des pierres, de traquer insectes et papillons. Digne émule d’Ernst Jünger ou de Nabokov, il fait provision d’une foule de coléoptères dûment épinglés, classés et étiquetés. Une véritable frénésie de collectionneur qui trouve son prolongement dans une fréquentation assidue des libraires anciens et spécialisés.

Cette passion, Bergounioux la voit comme un exutoire à ses angoisses et aux impulsions noires qui l’habitent. Amour fou de la nature, apprentissage du rôle de père, rapport aux parents et aux disparus, le livre dessine au fil des jours le portrait d’un homme inquiet. Qui se cherche dans l’étude, les livres et une relation charnelle à la terre, aux éléments. Sans cesse observés, décrits dans une langue souple, un style à la fois haletant et somptueux. En filigrane émerge la figure de Cathy, la compagne et mère des deux garçons qui traverse ces pages presque furtivement, déposant ses pas dans la neige des jours communs.

Sans doute qu’à l’origine Bergounioux réservait ces carnets aux placards de la vie ordinaire. Ceux qu’on rouvre une fois que le temps a jauni les traces du passé et terni l’éclat des ardeurs perdues. Et pourtant à secouer la poussière des grimoires intimes, que de découvertes attendent le lecteur patient ! Sous le fatras d’une vie brille soudain l’or du temps. Et tout le sens d’un parcours reprend forme.

Sans les mots il ne serait que balbutiements, ombres fugitives, empreintes sur le sable, léchées par la mer. Tandis qu’ici, transcendés par la magie de l’écriture, les élans d’un homme, passager éphémère sur la ligne des siècles, prend sens et cohérence. Jusqu’à cet ultime cadeau, la rencontre d’un regard complice. Car sinon la main de l’oubli aurait tout effacé et « ce pâle témoignage est encore préférable à l’abîme qui nous talonne ».