La Montagne, 26 mars 2006, par Daniel Martin
Bergounioux au jour le jour
Passionnant comme un roman, riche de mille pensées, un journal comme un livre de chevet.
Pourquoi lire ce journal épais, lourd, pas très avenant ? Vouloir ainsi parcourir dix ans de la vie d’un homme ? Parce que cet homme est un auteur des plus importants, c’est tout simple. Si bien que l’on hésite avant de reposer cet objet à couverture jaune, dépourvue de toutes fioritures, de celles qui flattent le regard, aiguisent la curiosité. Dès qu’on l’ouvre, dès la première page, on sait que l’on a sous les yeux un de ces bouquins essentiels qui portent en même temps que de menus faits, une pensée sur le temps, la vie, l’écrit… Plus tard d’admirables passages sur la pêche à la ligne, le bricolage, les voyages, finiront de convaincre les plus frileux et chacun fera son miel dans ces Carnets de notes.
Pierre Bergounioux livre donc la première partie de son journal. Celle qui couvre une décennie entière, ces années 1980-1990 qui s’ouvrent après la naissance d’un fils et se ferment à la mort du père. Figure tellement importante pour lui : « Papa m’appelle vers dix heures, me brocarde, comme ça, d’entrée de jeu, et je me sens profondément blessé, dépouillé de tout, comme anéanti, comme au temps de l’enfance. Vers quinze ou seize ans, aux pires heures, je me demandais quels seraient nos rapports lorsque je serais devenu adulte. Je suis fixé, maintenant. Ce sont les mêmes », note-t-il en décembre 1980. Il n’a encore rien publié, Catherine son premier livre paraîtra en 1984.
Avant d’en dire plus, il faut parler géographie, c’est essentiel. Pierre Bergounioux est professeur à Paris, marié, il vit en banlieue. Il hait la grande cité qu’il fuit à chaque vacances pour rejoindre la Corrèze. À ces deux points de repères s’en ajoute bientôt un troisième, Clermont-Ferrand. C’est entre eux qu’il se déplace le plus souvent en empruntant les nationales – les autoroutes sont encore à l’état de projets. Des voies assez lentes et sinueuses pour laisser à l’œil le loisir de capter les détails du relief ou les noms des villages traversés. Il dit ainsi toutes les variations entre l’Auvergne et le Limousin. Et toute la différence entre les deux Corrèze, la Basse, où il est né, la Haute, où il réside. Celle qui est déjà au sud. Celle qui reste du nord avec la neige, les sapins, le froid.
À cela il faut ajouter, toujours au chapitre géographique, de fréquentes considérations climatiques. Bergounioux n’apprend pas le temps à la météo du soir, il l’éprouve chaque matin, en ouvrant la porte. Ce temps qui peut être fort ou contrariant, en accord ou non avec l’humeur du jour, provoque la confidence, la soudaine éruption du sentiment : ces pages sont pleines de nuées, de pluies, de soleil…
Dans ce paysage, Bergounioux laisse la place au hasard, aux multiples activités qui sont les siennes – sculpture, pêche à la ligne, rêveries – et à sa famille. Des hommes, des femmes, des enfants qui s’imposent très vite comme de vrais personnages dont on suivrait les aventures. Rien d’exceptionnel en soi, des vies somme toute ordinaires, traversées de bonheurs et d’accidents, ponctuées d’obligations, mais qu’il parvient à rendre charnues, tendres, vivantes dans ces drames les plus terribles.
L’écriture occupe une place importante, évidemment. On découvre Bergounioux à la tâche, toujours insatisfait. « Passé la matinée à relire les épreuves du dernier récit. Elles ont ravivé l’insupportable dégoût de moi-même dont les tâches toutes physiques de ces derniers temps m’avaient distrait ». Toujours très exigeant. « Après-midi pleine de tristesse, flottant, perdu. Pas moyen d’écrire. C’est, ordinairement, une opération des plus délicates, qui réclame un combat de tous les instants pour tenir en respect, à l’écart, les inquiétudes chroniques, les hantises qui m’assaillent ».
On voit ainsi cet auteur remarquable toujours confronté au matériel de la vie, luttant avec le temps, la futilité, et toujours à se demander ce qu’est devenu le tendre bonheur, passé.