La Quinzaine littéraire, 1er janvier 2012, par Tiphaine Samoyault
Le temps comme discipline
À partir de 2005, après que Gérard Bobillier lui eut proposé de publier son journal aux éditions Verdier, Pierre Bergounioux a commencé à dactylographier les notes dont, depuis 1980, il fait une activité presque quotidienne, dans de grands cahiers verts qui contiennent chacun neuf mois de son existence. Après la décennie 1980-1990 parue en 2006 et la décennie 1991-2000 parue en 2007, voici la plus récente, 2001-2010, qui conduisent du présent de la pratique au présent du lecteur.
Au commencement de la décennie qui ouvre ce troisième long carnet, l’écrivain est entré dans la cinquantaine. Le milieu du chemin de la vie est dépassé. Le présent se charge de plus de souvenirs que d’avenir. L’ordre des jours et leur contenu sont pourtant les mêmes, quelque peu alourdis par les tâches identiques, rendues plus pesantes d’être réitérées chaque année : l’enseignement notamment, toujours plus inutile et désespérant, les colloques, les interventions et interviews, plus nombreuses tous les ans, les textes de commande. La plainte est cependant moins de mise que le constat, sombre, qu’un monde a fini et que ce qu’on s’efforce d’éclairer par les livres ou par l’esprit ne peut plus être d’aucun secours. Au départ de cette vie et de son récit – qui semblent ne faire plus qu’un mais, ne nous y trompons pas, les notes du carnet relèvent d’un projet rigoureux qui empêche la confusion entre la vie vécue et la vie dite –, il y a deux décisions conjointes : celle de se couper de la vie comme surprise et événement pour tenter de comprendre, enfermé, ce qu’est la réalité, « avec, pour interlocuteurs, les morts ou les absents qui [lui] parlent en silence, par le truchement du papier », et celle d’écrire pour y voir plus clair. La fonction émancipatrice de la littérature, qui est apparue avec force au jeune adolescent de treize ans qui lut Faulkner à la bibliothèque municipale de Brive, doit encore être rappelée et expérimentée, même si elle ne vaut plus rien collectivement et ne sert plus qu’à quelques-uns.
La pratique quotidienne du journal s’inscrit dans cette discipline intégrale où tout doit contribuer à assurer la tâche qu’on s’est fixée. Le temps lui-même est une discipline et contraint à témoigner de la morne succession des jours sans rien lui substituer. Rien de radicalement neuf, rien d’intéressant, aucune saillie majeure ne scandent la vie transcrite. Ni le mariage des enfants, ni la naissance des petits-enfants, ni la mort d’un proche, ni la sortie d’un livre ne viennent couper son exercice qui est celui, général et commun, de la condition humaine. C’est ce qui fait la singularité absolue de ce journal, lui donne sa valeur littéraire propre et totalement inédite, d’être aux prises avec l’existence la plus générale et partagée, et non avec « ma » vie comme singularité et comme différence. Alors qu’un journal d’écrivain vaut d’habitude de ce que son auteur a avec sa vie une relation distincte, à la fois publique et réfléchie, qu’il peut de ce fait en rapporter quantité d’anecdotes curieuses ou de prises de conscience particulières, celui de Pierre Bergounioux se présente comme un témoignage de la platitude obtuse du présent. Ainsi, ce sont des trajets en voiture de Gif vers Paris et retour ou bien, trois fois par an, vers la Corrèze, qui rythment l’existence, les courses au supermarché des Ulis, l’épluchage des légumes pour la soupe ou le congélateur, les retrouvailles quotidiennes et émues avec la compagne de sa vie, la venue régulière des enfants, le retour des saisons, des changements d’heure, tout ce qui fait que cette vie-là ressemble à toutes les autres quand on veut bien leur arracher ce qu’elles ont de spécial. Celle de Pierre Bergounioux a aussi quelque chose de spécial : l’immensité des lectures, l’écriture acharnée, incessante, le travail de la ferraille, les sculptures, la pêche à la mouche, le souci de comprendre et d’expliquer, certains voyages lointains ; mais comme les accidents de l’existence, ces activités propres n’ont rien pour changer le cours du temps commun qui est l’objet même de l’écriture. Comment comprendre le présent sinon en transcrivant sa densité lourde qui est celle-là même qui l’empêche de le comprendre parce qu’il est difficile de s’en extraire.
Quand l’œuvre narrative de Pierre Bergounioux a pour dessein d’expliquer le passé, de comprendre ce qui s’est passé et comment tout à coup tout un monde a changé, son œuvre de diariste, toujours hantée par cette question du temps mais entée cette fois sur le présent, en restitue la matière même qui en fait la durée. Dans une démarche qu’on pourrait situer sommairement entre le stoïcisme et l’augustinisme, elle peut se lire comme une inquiétude du temps à laquelle répond une certaine sagesse. Aussi ce grand lecteur de Saint-Simon ne rapporte-t-il rien qu’il n’ait vécu ou pensé directement. Il ne se permet aucune anecdote, aucun discours rapporté, aucune information sur les personnes qu’il croise et dont il se contente de livrer, de façon brève et aride, les noms. On pourrait y lire une indifférence à l’égard du monde extérieur, une absence d’engagement qui serait étranger chez celui qui a tant milité et qui s’est tant engagé, dans l’enseignement comme dans l’écriture. Et pourtant, une ligne seulement sur le 11 septembre 2001 (« Nous prenons les informations et découvrons, comme tout le monde, l’attaque terroriste dévastatrice menée contre les tours du World Trade Center et le Pentagone ») ; une ligne sur l’élection de Sarkozy (« Sarkozy a été élu avec 53 % des voix. Nous sommes devenus à notre tour un popolo di stronzi, comme Fellini le disait, voilà quinze ans, de ses compatriotes italiens »). C’est que la politique telle qu’elle se fait ayant délaissé toute perspective d’avenir, toute utopie, à quoi servirait-il de la soutenir ? Et comment nous porterait-elle encore ? Il est d’ailleurs à noter que le début de l’écriture du jour (1980) coïncide presque exactement avec la fin de l’espoir en l’efficacité du militantisme politique.
La plongée fascinée que l’on peut faire dans cette lecture doit être expliquée. Comment se fait-il qu’on puisse être pris, de façon presque addictive, à ne plus pouvoir le lâcher, pour ce journal qui ne nous apprend rien qu’on ne sache déjà, qui répète jour après jour les mêmes choses, qui est foncièrement inintéressant ? Comment se fait-il qu’on n’en ressente aucun ennui, qu’il nous émeuve comme les grands livres savent faire ? La discipline du présent qui est son exercice et sa leçon nous offre une forme de consolation. Tout en nous apprenant que la vie privée est toujours privée de quelque chose et notamment de l’espoir que tout peut encore changer, elle nous dit aussi qu’il y aura un lendemain, pareil au jour précédent, où se joue et importe notre vie modeste dont ce journal est l’ouvrage. C’est aride, profondément désespéré, mais rassurant en même temps. L’épaisseur du présent nous protège. L’écrire, c’est entretenir un feu.