La Quinzaine littéraire, 1er septembre 2007, par Tiphaine Samoyault

Déplaisirs et des jours

En deux ans, du premier Carnet de notes à celui‑ci, on aura parcouru vingt ans. 1980-1990, d’abord, décennie scandée par des morts, nombreuses, par le retour de plus en plus compliqué sur un monde qui a fini et par l’effort acharné, à mesure qu’on constate qu’il n’est plus, pour en porter témoignage de livre en livre, par l’écriture. 1991‑2000, rapprochant le temps de l’écriture de notre temps de lecteurs, est un volume peut‑être encore plus troublant que le premier par la plongée qu’il oblige à faire dans le nu de la vie.

Le premier volume du journal de Pierre Bergounioux, consignation sommaire et objective des faits quotidiens, comportait malgré lui une dimension dramatique qui lui faisait former un tout, ou encore un « effet roman » qui donnait à ses notes la trajectoire d’une destinée. Il relatait la décennie de la trentaine, celle où les enfants grandissent et où les aînés disparaissent. La maladie de l’enfant Paul, en 1981, la mort du père, en 1989, le terrible coma de Norbert, le beau-frère de l’auteur : les événements venaient couper dans la vie quotidienne, assombrissant le banal, les plaçant au cœur de l’existence tragique.

Les dix années suivantes, celles de la quarantaine, ne se signalent par aucun événement qu’on pourrait dire majeur. Tout continue et dure, comme le temps lui‑même et la matière de l’existence en devient presque encore plus dense. « Je descends au magasin le bricolage » ; « Je dépêche mes trois heures de cours », « Au collège à sept heures vingt » ; « Ninou et Cathy sont parties vers neuf heures, lorsque je rentrais de Meymac où j’avais fait des courses »… Tout est là, dans ces notations enregistrant le commun des jours, attestant de l’ordinaire. Dix années conduites presque à l’identique, avec onze mois passés dans la maison de Gif, partagés entre les cours au collège, les soins prodigués aux enfants adolescents et bientôt adultes, les lectures et surtout, le temps donné à l’écriture, et un mois en Corrèze, dans la maison des Bordes, consacrés à l’expérience sensible. Le mouvement de l’histoire, « la fin des terroirs » et la terrible conscience que Pierre Bergounioux en a, ont déterminé ce partage de façon nécessaire, entre deux vies séparées, « la première, confuse, enfouie, sensible et provinciale, l’autre, séparée, sèche, studieuse mais hantée par les premières amours, le désir de répondre aux impulsions reçues d’entrée de jeu, le goût des choses ».

Ces deux vies sont épuisantes et sombres : la première parce qu’elle réclame un effort de tous les instants d’anamnèse, une tension vers le sens que rien ne vient relâcher. Et l’ascétisme de cette existence vouée à l’étude, l’absence d’un quelconque abandon à ce qui fait aussi le commun de beaucoup de nos vies, à la paresse, à des plaisirs improductifs, aux sommeils inutiles, aux petits et aux grands renoncements, la rend pour le coup extraordinaire. La seconde – « les quatre semaines concédées aux passions archaïques, à la réclamation du pays perdu, du grand passé » – parce qu’elle rappelle ce qu’on ne pourra plus jamais être, qu’elle fait de soi quelqu’un qui ne peut pas devenir. « Curieusement, cette division épouse celle de l’âme et du corps. Celui‑ci brise les parois du cachot où je le tiens, ici, pour écumer, un mois durant, l’espace du dehors, après quoi son immatérielle commère reprend, si l’on peut dire, les choses en main, l’assoit sur une chaise paillée et s’enfonce, solitaire, dans le vide sombre de la pensée. » (12.10.1995)

Il est peu de journaux d’écrivains aussi concentrés et par là aussi intimes. Cette vie qui ne laisse aucune place à la mondanité n’ouvre son carnet à aucune anecdote concernant un « milieu », parce qu’elle ne se signale par aucune autre appartenance que celle concédée à la sphère privée. Des amis passent bien sûr, et il est parfois question des éditions Gallimard, Verdier, Flohic, chez qui Pierre Bergounioux publie des livres pendant ces années, de Radio France où il va parler, de photographes qui font son portrait, d’institutions qui l’invitent et auprès desquelles il se rend sans se plaindre, mais on chercherait en vain la moindre distraction. Tout reste à l’état de notes, non parce que la matière est brute, non travaillée, mais parce que le monde extérieur n’existe pas, qu’il ne peut prendre d’existence dans la langue. Seul existe ce qui a pris son sens dans la vie qu’on s’est choisie, ce à quoi l’on doit toujours s’efforcer de donner sens, les proches, les morts que l’on fait revenir dans l’écriture. On ne saurait donc reprocher à Pierre Bergounioux une indifférence au monde comme il va et à l’histoire. Rien, en effet, sur les événements du monde, aucune information de journal dans ce Journal, sauf quand elle implique factuellement sa personne (« je suis en grève ») : cela n’aurait littéralement pour lui aucun sens d’en parler en n’y étant pas totalement, en n’en ayant pas cherché tout le sens.

Pourtant cette masse de faits en apparence insignifiants constitue un document remarquable sur notre présent. Parce que l’écriture de Bergounioux, ici comme dans tous ses récits, redit inlassablement que la littérature n’a de sens que du témoignage. Ainsi de ce document magnifique sur les forges de Syam (dans le Jura), qui paraît en même temps et où sont évoqués à la fois un monde industriel en voie d’extinction et la passion d’un auteur pour le fer qu’il travaille lui aussi avec acharnement ; ainsi de toutes ces « figures chétives » qu’il ramène du Léthé pour toucher à l’histoire du monde, « à la sourde pulsation de la longue durée, aux structures pluriséculaires de la production matérielle et des représentations collectives ». Il s’agit de porter témoignage aussi du vide dans lequel nous sommes tombés, de l’absence de devenir auquel, par la rupture avec la terre et à tout ce qui nous rattachait les uns aux autres, nous sommes voués. Ainsi, le constat que peut faire l’enseignant est particulièrement sombre : « J’ai devant moi des gosses de quinze ans, de treize qui sont perdus ; étrangers, à jamais, sans appel, à leur propre possibilité, aux chances d’être un jour eux-mêmes, de faire quelque chose qui vaille, de devenir les contemporains de leur temps et quoique je n’en puisse mais, que je sache bien que les déterminants de la réussite scolaire résident hors de l’école, dans le monde social, je ne peux faire que je n’en conçoive une espèce d’accablement. Ils ne sauront jamais. Ils ne seront pas, du moins tels qu’il est formellement permis de devenir aujourd’hui. » (18.3.1994) Un mouvement fait trembler l’écran des faits, une réalité tenace et qui offusque bien souvent, mais ce mouvement conduit aussi vers quelque chose de bien sombre.