Le Canard enchaîné, 18 janvier 2012, par Igor Capel
Le métier de vivre
Dans les mille pages de ce Carnet de notes (Verdier), Pierre Bergounioux raconte comment le temps a eu raison de ses illusions, et de lui-même.
Troisième tome du journal de Bergounioux, ce volume couvre la première décennie du siècle. L’écrivain a dépassé la cinquantaine, et son œuvre de « fiction » – une très sensuelle remontée jusqu’aux éblouissements de l’enfance – est achevée. L’accaparent maintenant des ouvrages de réflexion (sur Descartes, Faulkner, etc.) et ces « notes quotidiennes », inséparables du reste, selon lui « Les autres livres se rapportent aux lieux, aux jours du passé, le Carnet à l’heure qu’il est, au présent. » Pas de longs développements sur les événements vécus (cinq lignes sur le 11-Septembre) ni d’autoportrait, rien que des faits consignés avec minutie, pour, dit-il, « fixer la teneur de mes jours, de peur que l’oubli n’emporte tout ».
Pas de changement, donc, dans la conduite de cette entreprise commencée en 1980. Chaque page s’ouvre sur cette formule rituelle : « Levé à six heures », ou « Réveillé à quatre heures », ou encore « Debout à six heures et demie pour une longue journée de néant ». Les occupations non plus n’ont pas varié : lire (Michelet, Bourdieu…), écrire, enseigner. Quant à l’aventure de la sculpture, elle a tourné à la recherche obsessionnelle de bouts de ferraille…
Les lieux, également, sont restés les mêmes : la banlieue parisienne (Gif-sur-Yvette), de plus en plus déprimante, et la Corrèze, son berceau, dont il prétend avoir « failli crever ». De même que les personnages principaux, qui ont seulement vieilli : Cathy, la fée du logis, qu’en laïc sourcilleux il se retient d’appeler une sainte, ses deux fils, désormais adultes, les amis d’enfance, quelques écrivains – et « Mam », cette mère dont le déclin se confond bientôt avec le sien.
Non, ce qui a changé, c’est le temps, et l’âge qu’a maintenant Bergounioux dans son temps, dont il ne cesse de déplorer la « nullité », l’« imbécillité », ce pourquoi il s’est détaché de ses semblables. Il avait cru, dans ses jeunes années, au pouvoir de la littérature, à l’éducation et à la culture pour tous, et il avait choisi, lui, le brillant normalien, d’enseigner en collège pour mieux remplir sa mission. Mais le constat est sans appel : « C’est une humanité terre à terre qui nous talonne », écrit-il, et qui lui donne envie de « lâcher prise ».
Ce qui a changé aussi, avec le temps, c’est le vieillissement de ses proches, et les inévitables maux dont ils souffrent. À bientôt 60 ans, Bergounioux voit la maladie frapper les siens, avant qu’elle ne le menace à son tour et ne le jette au seuil de « la porte sombre ». Hantise que vient attiser l’attaque cérébrale dont sa mère est victime – un séisme pour ce fils modèle, qui fait désormais la navette entre Gif-sur-Yvette et Brive pour l’assister : « Une immense tendresse m’emporte vers elle, note-t-il, comme si elle était ma fille, maintenant, petite, vulnérable. »
Et une question se pose : pourquoi tant d’accablement ? Bergounioux est-il sincère quand il prétend avoir « pris congé du monde extérieur » alors qu’il ne cesse de répondre aux sollicitations, sautant à la première occasion dans un train ou un avion ? Ruse-t-il avec sa conscience lorsqu’il se décrit comme un « indécrottable crétin des pires provinces » ou qu’il se fait l’effet d’un « épouvantail » auprès de sa femme, cette « princesse mandchoue » qu’il laisse néanmoins s’occuper de la maison, du jardin et de lui-même ?
Autant de contradictions chez cet écrivain à jamais marqué par son enfance, pour qui la nature demeure la principale source d’inspiration. Ainsi, à la page 877, alors qu’il vient d’allumer un feu : « Jamais le poêle n’avait tenu pareil langage, écrit-il, qu’on semble à deux doigts de comprendre comme, parfois, l’eau des ruisseaux, lorsqu’elle s’engouffre entre des pierres et dit quelque chose qui expliquerait tout, si on avait l’ouïe assez fine. »
Écrire, une question d’oreille.