Le Magazine littéraire, avril 2006, par Pierre Lepape
Pierre Bergounioux, l’art de l’intranquillité
Le titre, Carnet de notes, est trompeur : loin d’être une suite d’observations anecdotiques, le journal de Pierre Bergounioux est un veritable exercice de réflexion, un travail d’écriture, mené contre l’inquiétude d’être soi.
Lorsque Pierre Bergounioux entreprend la rédaction de son journal, le 16 décembre 1980, il a 31 ans et ne songe certainement pas à entreprendre une « carrière » d’écrivain. S’il a déjà beaucoup écrit, avec acharnement (il fait tout avec acharnement, dans une sorte de violence tendue), c’est à la manière d’un universitaire particulièrement consciencieux accumulant les notes et les fiches de lecture, les travaux d’agrégation de lettres, puis de thèses, préparant ses cours, mais écrivant aussi chaque trimestre aux parents de ses élèves dans le lycée de la région parisienne où il enseigne, sans joie et sans défaillance. De l’écriture qui n’est encore, pour l’essentiel, que la trace matérielle laissée par la faim de lire et la soif de savoir.
Une faim et une soif qui donnent davantage le sentiment d’une dévoration que celui d’un plaisir. Bergounioux n’est pas un lecteur heureux qui satisferait un besoin, c’est le prisonnier d’une passion qui essaie de ne pas se consumer à son désir et qui se donne « des règles de fer » pour tenter de canaliser le « tumulte » qui le ravage. Il sait qu’il pourrait sombrer dans la lecture et s’y abîmer, s’enfermer à double tour dans la geôle des livres, ignorer les autres, le monde, la réalité concrète, se faire pur chasseur de mots. Bergounioux évoque « la prison de papier où je m’étais enfermé à 17 ans, absent à la réalité extérieure ».
De ce point de vue, le journal qu’il entreprend fait partie de la stratégie de sauvegarde qu’il a lentement et durement élaborée pour tenter de donner un équilibre à son existence. Le journal, écrit-il, doit « retenir les choses légères qui confèrent à notre vie leur saveur et leur couleur ». Il est aussi un baume, léger, peut-être illusoire, adoucissant ce « sentiment aigu, chronique de l’écoulement du temps » dont Bergounioux dit qu’il le submerge.
Car il existe un gouffre symétrique à celui de la lecture et de l’étude forcenées, c’est celui, tout aussi attirant, tout aussi funeste de la « vie » pure, au ras du sol, de la nature nue, de l’esprit réduit au corps, de l’âme ramenée à l’instinct et résignée à ne jamais s’élever au-dessus d’elle-même. Une vie sauvage, primitive et solitaire de pêche, de chasse, de cueillette, de travaux manuels – indissolublement liée chez Bergounioux aux souvenirs de l’enfance, merveilleux ou cruels, dont il éprouve la poignante nostalgie lorsque le submergent la fatigue d’enseigner, la répétition des besognes obscures et ennuyeuses, ou plus simplement le fugace plaisir de quelques semaines de vacances passées dans les terres d’enfance du Quercy ou du Limousin. L’attirance violente, trop violente, d’un retour à l’origine, d’une fusion avec le chaos originaire.
Pour l’essentiel de sa matière, Carnet de notes est fait de cela : de cette recherche anxieuse, pressée, jamais apaisée, d’un équilibre vital des désirs. Ce journal où, par volonté et par définition, se donnent à lire le fugace, le passager, le fortuit, le mouvant est, en réalité, celui d’un combat perpétuel et presque immobile que l’écrivain livre à ses propres démons, aux forces contraires qui le happent et le déchirent. Sans repos, sans trêve, dans un enchaînement d’alertes, de crises, de dépressions et de fureurs qui semblent devoir toujours reculer l’horizon que Bergounioux voudrait atteindre, sans jamais y croire : celui d’une vie pleinement accomplie, où l’étude ne tuerait pas la réalité extérieure, où la culture de soi ne serait pas rongée par l’existence des autres, où le sentiment de vivre ne serait pas vicié par le constant voisinage de la mort. Tranquillité impossible, intranquillité revendiquée : « Cette absence d’inquiétude m’inquiète un peu », note l’écrivain au soir d’une journée entre toutes paisible.
« J’aurai bâclé ma vie, désireux que j’étais de répondre à l’appel de mille choses. » Le Pierre Bergounioux qui écrit cela, en 1983, nous donne l’impression étouffante d’un grand oiseau qui se débat dans une cage trop petite. Plus il s’y agite, plus il s’y blesse le bec, les pattes et les ailes. Toutes les activités, intellectuelles et manuelles, spirituelles et physiques auxquelles il se livre – de la peinture à la pêche et de la chasse aux papillons à l’étude de Mozart, en passant par le pliage du linge, la razzia sur les livres anciens, l’éducation des enfants, la sculpture sur bois, l’activité syndicale, la lutte récurrente contre les maladies, la transcription des rêves, le répertoire des chants d’oiseaux ou la mise en fiches de La Révolution française de Michelet – y apparaissent, non comme d’heureux compromis passés entre des curiosités multiples, mais comme autant de preuves accablantes apportées par l’accusé au procès de son impuissance à se choisir.
Dans cette terrible dispute entre soi et soi, quelque chose commence, doucement, à changer au début de février 1983. Bergounioux note alors : « J’écris, en matinée, avec le sentiment que ce n’est pas sérieux, que je ferais mieux de fréquenter les livres d’autrui, les difficiles. » L’écriture va-t-elle être un chemin de plus pour s’y désespérer et s’y perdre ? Le ton change, dès le lendemain : « Je suis si préoccupé de savoir à quoi mène l’affaire où je me suis embarqué que c’est la lecture, pour le coup, qui me semble un divertissement coupable. « L’affaire, on s’en doute, n’est pas gagnée pour autant. Il y aura des retours de culpabilité, des heures noires où l’auteur constate « la faiblesse de ce que j’ai composé ». L’écriture n’accomplit pas de miracle. Dans un vieux livre du Dr Cabanis, Rapports du physique et du moral, Bergounioux reconnaît « le tableau complet du triste tempérament que j’ai touché. Taille haute, grêle, corps maigre, presque décharné, circonspection, présence des hommes incommode, besoin de solitude, opiniâtreté, mémoire, méditation chimérique, passions éternelles pour qui les moindres choses sont des événements. » Doté d’un tel capital d’inquiétude, on ne se refait pas, quoiqu’on le veuille ; Bergounioux est inapte à la quiète satisfaction du monde et de soi. Ses chimères ne sont jamais roses, ni ses méditations paisibles : « Depuis 1975, je vis dans l’attente de mourir. Je me représente avec un grand luxe de détails les progrès du mal qui m’emportera. J’en connais les prémices et quelque peu au-delà. C’est la fin de l’affaire qui m’épouvante.
Mais au fur et à mesure que le temps passe et que le Journal grandit, même si le cours ordinaire des choses ne change guère, ponctué par les cours du lycée, le rythme des enfants qui s’éveillent et grandissent, l’échappée belle des vacances et le retour vers les terres, les forêts et les sortilèges de l’enfance, le travail de l’écriture s’installe, imposant peu à peu sa loi aux autres activités. Il exerce certes sa propre tyrannie, il est sa propre source d’angoisse et d’insatisfaction – « la médiocrité irrémédiable de mon esprit, à laquelle je suis confronté chaque jour par le truchement du papier » – il apporte de nouvelles souffrances, de nouvelles incertitudes, mais il est désormais le fil avec lequel l’homme dispersé peut espérer se lier en un tout (en même temps qu’il se lie avec ses lecteurs inconnus).
Bergounioux utilise lui-même cette métaphore du fil qui pourrait servir d’antithèse à la métaphore du couteau, de tout ce qui tranche, blesse, sépare, déchire, que Jean-Pierre Richard notait comme un des motifs principaux de l’auteur de La Bête faramineuse : « Après un mois et demi, j’ai fini par trouver normal, tolérable, presque, d’être chaque matin à la table de travail, à tirer de la pire confusion le fil mince, fragile qui s’étire insensiblement sur la page. Ce ne sont plus les affres d’août, ni les efforts sporadiques, infructueux du premier semestre. Il faudrait ne pas s’interrompre. J’envisage de continuer sur ma lancée, de commencer autre chose dès que j’aurai fini mes corrections. »
Hormis la saisie au vol de quelques paysages, de quelques aubes splendides, ces pages sur le lien de l’écriture constituent les seuls moments où ce sombre et beau journal s’éclaire, où la détresse s’oublie, où une lueur de répit vient éclairer ce champ de bataille d’un millier de pages – indispensable à tous ceux qui aiment et admirent l’œuvre de Pierre Bergounioux.