Le Magazine littéraire, avril 2013, par Juliette Einhorn
Au bout de la nuit
La certitude de la réalité macabre tapie derrière la porte, dans le cabinet de Barbe-Bleue, n’empêche pas d’aller se jeter dans la gueule du loup. C’est ce que vous ferez, bien entendu, puisque c’est à cette deuxième personne, hybride entre je et tu, que le narrateur à l’envers conte son épopée noire : le vous, ici, décide de gréer son « propre Nautilus » et d’« apprendre les vérités du monde de la Nuit ». Vous, donc, y avez été initié par votre ami le peintre, qui, de ses pérégrinations nocturnes, a exhumé une bête fantastique pour l’emmener dans ce qui sera sa dernière toile, trou noir, « aspiration vers l’abîme », en face de laquelle il habitera avant de se faire happer par elle. Depuis, « il y a en vous un labyrinthe hanté par des peurs troglodytes », que le sous-marin éternel vous aidera à explorer pour honorer le pacte scellé avec le peintre : « Jouer sa peau pour sa peinture ou sa littérature. »
Car la bête répand autour d’elle une « tache », et c’est cette nuit des origines, ce « lien existant entre le jugement, la tache et l’expiation », que vous cherchez de bar en bar pour partir à la rencontre de la bête et « l’amener à la surface de la feuille ». Cette nécessité intérieure vous emmènera bien loin : vous avez beau trembler devant « ses tresses comme des fils barbelés et son regard de raie à la Chardin », sitôt passé le seuil du Jardin de l’Enfer, « grotte lumineuse » au nord de Paris, vous ne vous appartenez plus et faites de cet homme accoudé au comptoir, « à la voix de verre à la limite de l’aboiement », votre nouveau compagnon. Lisez-vous, au fond de ses yeux, la passion des Érinyes ? Vous suivrez pourtant de boîte en club ce « sicaire, le sacrificateur, le loup-garou, l’homme au masque de peau terreux exhalant la puissance de la Nuit, dressant les comptes d’une ancienne et profonde humiliation ». Cette prescience vous souffle que la bête n’est pas loin, que Seven, tel est son nom, est sur le point de faire payer les crimes de vos ancêtres, que son sourire éthylique n’est là que pour dissimuler sa démarche de prédateur. Vous vous mettrez cependant dans ses pas, dans le triangle infernal tracé par la place de Clichy, la place des Abbesses et l’église Notre-Dame-de-Lorette. Car le capitaine Nemo en vous, subtile vigie, se laissera attendrir par le protomartyr Étienne, qui rêve de donner son corps en pâture, sacrificielle jouissance. Vous comprendrez alors ce qui se joue : plongeant votre regard dans celui de Seven, vous y trouverez cette tache immémoriale, où la tragédie des civilisations, dévoration des uns par les autres, se noue soudain en un pigment acide. Vous ne vous étonnerez pas, dès lors, de vous retrouver porte de Saint-Ouen, non pas, comme promis, dans une fête, mais martyr agonisant au fond d’une impasse, saignant sous les coups de Seven-Béhémoth, créature des créatures à la puissance animale. Une fable urbaine, mythique et tellurique, où les ogres noient leur blues à lampées de whisky Coca. Un conte du XXIesiècle, qui réunit sur un ring Sophocle, Perrault, Perséphone et Peau d’âne.