Le Matricule des anges, octobre 2010, par Richard Blin

Chemin des flèches

En partant au Japon pour dépayser sa pensée et s’initier au tir à l’arc, c’est un voyage au fond de soi-même qu’a entrepris Vincent Eggericx.

C’est pour fuir le pathos occidental et une France où il sentait monter, « empaquetée dans un papier bulle de bons sentiments », une forme insupportable de haine et de politiquement correct, que Vincent Eggericx est parti pour le Japon. Lauréat de la Villa Kujoyama, l’équivalent japonais de la Villa Médicis, il s’installe à Kyôto avec l’espoir d’y trouver une nouvelle manière de respirer aussi bien que d’écrire. Déjà auteur, à bientôt 40 ans, de trois ouvrages – L’Hôtel de la Méduse, Le Village des idiots, Les Procédures (cf. Lmda, n°71) – il est en quête d’un nouveau rapport à la vérité. « J’aspirais à une forme de pureté qui était métronomiquement démentie par mon existence. J’étais pris dans un mouvement où la place que j’avais choisie – celle de l’homme qui écrit – était paradoxale : tout dans le monde nouveau proclamait que la littérature appartenait au passé, et tout mon être criait que cette prétention était un mensonge. » D’où le choix d’une sorte de stratégie de survie passant par l’initiation à cet art martial qu’est le tir à l’arc japonais, le kyudô.

Si dans les autres arts martiaux, il faut tenir compte de l’adversaire, ici il n’y a pas d’adversaire sinon soi-même. Le kyudô est une « Voie » qui s’acquiert en passant par le lent apprentissage, sous la houlette d’un maître, des huit phases de la cérémonie qui amène le tir. Après avoir appris à faire un éventail de ses jambes, à élever ses bras vers le ciel, à se placer, on gagne le droit d’élever non plus l’arc seul, mais l’arc et la flèche. L’ajustement de la flèche, l’extension de l’arc, tout est minutieusement codifié. « Il s’agit de dessiner avec le corps de l’homme des croix dans l’espace, de les animer en une danse lente dont un élément anecdotique et essentiel sera le son produit par l’impact de la flèche sur la cible. » Car derrière cette mise en scène d’un affût où ce qui est guetté est soi-même, c’est tout un monde d’interactions entre réalité physique, réalité sensible et réalité métaphysique que découvre le narrateur. S’exprime ainsi dans le kyudô, « quelque chose d’inexprimable qui réside au fond de l’homme un mystère qui est lié à la beauté, dont le corps qui se meut sur le pas de tir n’est plus qu’un signe, et tout le signe ; c’est-à-dire qu’il est le reflet de l’infini, comme l’image de la lune sur l’eau est le simple écho de la lune ».
Alors – dans ce pays qui s’offre et se refuse sans cesse – lui qui cherchait la lumière, « non pas la brûlante lumière de la vérité, mais l’éclat de la lune », découvre que la vie relève de bricolages incessants et souvent paradoxaux. « J’apprenais à avancer vers la vérité en la regardant comme un ensemble de mouvements contraires. » À l’image du Japon, de Kyôto où il a fait venir sa compagne, et avec qui il emménage dans une petite maison pleine de fantômes. Un Japon vécu de l’intérieur, et dont le secret réside, dans « une intelligence pratique et sensuelle très développée, regorgeant de culs-de-sac, de trappes, d’impasses, travaillant obstinément la surface des choses de telle façon qu’elle y établit des corridors pour arriver au bout du monde, qui est aussi son origine : cet espace vide et silencieux d’où nous venons ».

Une conception de l’homme comme produit d’équilibres provisoires, comme élément infime du Tout, et qui finalement recoupe la vision du monde qu’on peut extrapoler à partir des théories de la mécanique quantique et de la physique des cordes, qui conçoit la matière comme jeu de boucles d’énergie vibrionnantes et asymétriques.

Synchronicités dynamiques, mondes qui s’interpénètrent, sur fond d’espérances et de hantises, la réalité est pleine de ces failles et de ces intensités immatérielles que la Voie de l’arc – « ce chemin vers nulle part sur lequel on sent la présence d’une force invisible » – aide à apprivoiser. Une expérience dont L’Art du contresens condense la saveur intime et le sens esthétique.