Le Mensuel littéraire et poétique, juin 2006, par Christophe Van Rossom
Le métier de vivre : Pierre Bergounioux diariste
Au fond, qu’est-ce qu’un journal pour un écrivain, sinon la matérialisation quotidienne d’un effort produit en vue de combattre le Temps ? Qu’un refus obstiné que tout ce qui a traversé nos jours avec une ferveur noire ou lumineuse, de façon intense ou plus anecdotique, se perde à jamais dans la brume de souvenirs confus, eux-mêmes bientôt promis au néant ?
La lecture d’un journal quant à elle s’apparente pour le lecteur fervent à une chasse aux perles et à l’espoir de voir certains pans de l’œuvre s’éclairer autrement. Le risque est grand donc de ne récolter que des coquillages souvent vides, souvent ressemblants l’un à l’autre. Et sans doute est-ce le cas lorsqu’il s’agit des pensums d’écrivains autosatisfaits et volontiers exhibitionnistes. Les amis de l’œuvre de Bergounioux peuvent se douter que les près de 1000 pages imprimées sur papier bible que renferme ce fort volume de notes, qui courent sur dix ans, offrent de toutes autres perspectives que le spectacle d’une roue de paon à jamais recommencée.
Tout dire – sauf le totalement intime, telle semble avoir voulu être l’attitude de Bergounioux dans ces pages très denses, où il nous entretient aussi bien de sa vie de famille, laquelle connaît des hauts et des bas, de petits incidents ainsi que des drames douloureux (l’agonie sans fin de Norbert), pour évoquer ailleurs ses amitiés (celle de Jean-Paul Michel notamment) et ses hobbies (la pêche, la peinture, la sculpture sur métal, la minéralogie et l’entomologie). Mais il nous convie également, sans voyeurisme, à suivre le lent et parfois complexe dialogue qu’il noue avec son corps volontiers souffrant, avec un engagement politique dessillé, avec son métier d’enseignant, pénible et chronophage, ou avec ses lectures (Jünger, Kafka, Gracq, Alain-Fournier, Faulkner, Lorenz, Caillois ou Beckett pour ne citer que quelques noms) ou enfin ses expéditions chez les bouquinistes…
Mais c’est bien sûr, quoique de façon plus discrète et éminemment angoissée, le lieu d’une réflexion sur sa création en cours notamment à travers les manuscrits de ses premiers récits qu’il remet à Pascal Quignard, alors lecteur chez Gallimard, le sens de sa vie, ou de la relation de rêves singuliers, voire de craintes encore plus personnelles. Ainsi, en 1983, d’avouer : « J’ai été saisi d’une peur cosmique, panique, lorsque j’ai ouvert les yeux sous le ciel sombre. Et si le soleil ne devait plus jamais reparaître ? Si nous étions condamnés à vivre dans l’hiver ? C’est que j’ai été victime, durant la nuit, d’une dissolution corrélative du moi et du monde. Je les avais comme oubliés, dans le sommeil. Un malin génie aurait eu beau jeu, au réveil, de leur substituer tout autre chose. Je n’y aurais pas vu d’objection majeure. Je suis un long moment à reconnaître le contour des choses familières, la teneur de la réalité. C’est comme une vie antérieure, un univers étranger dans lesquels il me faudrait rentrer. » […]
On méconnaît trop souvent que les écrivains ont une vie quotidienne et autant de soucis que chacun. Les tâches familiales qui sont évoquées ici avec une réelle pudeur, sont en réalité une belle occasion de prendre conscience, de l’intérieur, qu’un écrivain n’est pas une machine, qu’il est tout le contraire d’un être abstrait uniquement absorbé dans la rédaction de ses livres et libre, pour y parvenir, de jouir d’un infini temps libre. Car écrire, c’est bien plutôt, tôt chaque matin, arracher quelques heures à toutes les obligations pour tâcher de noircir, sans trop de déchets, ses deux feuillets quotidiens, et ce, en flirtant sans cesse avec le spectre d’une fatigue intense. « Fatigué, d’enseigner, de la vie amère, besogneuse, toujours débordée, d’émotions, d’angoisses, de colères, de la peine d’élever des enfants, de s’élever soi-même », écrit-il notamment.
Et c’est ainsi que l’on suit l’encyclopédique Bergounioux – amateur de traités de grammaire anciens autant que d’ouvrages de sociologie, de manuels de technologie ou de mécanique – presque jour après jour au fil d’une décennie où transparaissent au bilan trois questions fondamentales : qu’est-ce qu’écrire avec le sentiment qu’il est impossible de vivre sans se livrer à cette activité ? Qu’est-ce que lire, vraiment ? Et enfin : est-il possible de vivre une vie familiale comblée en se livrant corps et âme à l’écriture comme à la lecture ?
L’errance libre, au sein de tous ses attachements, qu’a choisi d’adopter comme démarche Bergounioux, écrivain de l’originel, dans la construction éthique et esthétique de sa vie est un modèle de réponse à ces trois questions existentielles capitales pour tout artiste véritable, et n’a décidément rien à voir avec le charmant badinage dilettante d’un Denis Grozdanovitch, par exemple. La dignité et l’exigence avec lesquelles Bergounioux se livre chaque seconde au métier de vivre, comme disait Pavese, forcent l’admiration et le respect et constituent une leçon que beaucoup de plumitifs contemporains feraient bien de méditer longtemps avant de gaspiller encre et papier en vaines autofictions sans poids ni saveur, sans horizon. Car qu’est ce que l’écriture véritable, sinon cette activité qui passe l’entendement et qu’il décrit si merveilleusement, en 1990, par ces mots ? « On est assis à une table, on ne bouge pas, on tient une plume mais, dedans, c’est comme de chauffer au chalumeau, pour le porter à l’état de fusion, le matériau obscur, pesant, de la vie même, les blocs informes arrachés aux galeries profondes de la mémoire. »