Le Monde, 3 mars 2006, par Patrick Kéchichian

« J’ai parié sur la raison »

Entretien avec Pierre Bergounioux. Propos recueillis par Patrick Kéchichian.

L’auteur de La Mue et de La Mort de Brune publie son Journal de la décennie 1980-1990. À cette occasion, nous l’avons interrogé sur ce qu’il considère comme la « mission » de la littérature, sœur cadette de l’histoire.

De Pierre Bergounioux, il faudrait pouvoir retranscrire non seulement la parole, mais aussi les accents, la respiration, la dramatisation, les arrêts et accélérations. Une passion visible, « dévorante » dit-il, l’anime, qui n’est pas seulement celle des mots et de la littérature, mais de la réalité humaine dans toute sa hauteur, longueur, largeur et profondeur, dans toute son histoire. Une réalité dont la littérature a « mission » de témoigner. L’imposant Journal qu’il publie aujourd’hui et qui couvre la décennie 1980-1990 n’est pas un exercice narcissique, bien au contraire.

Pouvez-vous expliquer cette double démarche qui consiste, d’une part, à tenir un Journal, d’autre part à le publier ? Vous parlez, en août 1986, d’un « temps irréparable qui s’enfuit »… Est-ce cela tenir un Journal : réparer le temps ?

J’ai découvert vers 30 ans que l’oubli marchait sur nos talons, qu’il emportait tout. C’est pourquoi j’ai éprouvé le réel besoin de m’en retourner vers le passé parce qu’il y avait des instants heureux dont les blandices n’étaient pas épuisées, et puis aussi des événements, pas seulement malheureux, mais qui étaient énigmatiques lorsque je les ai vécus : celui que je suis devenu dans l’intervalle peut, après coup, s’efforcer d’éclairer et de libérer cette partie de lui-même prisonnière des instants révolus. Il me semble que me suivent toutes sortes d’êtres de moi-même ; ils sont inconsolés parce que le sens de ce qui leur est arrivé leur a échappé. Imperceptiblement, ils me tirent par la manche pour que je leur prodigue par-dessus l’abîme du temps les lumières, qu’ils n’étaient pas susceptibles de recevoir parce qu’ils n’avaient pas vécu suffisamment. En cela, oui, un Journal sert à réparer le temps. Celui qu’on est aujourd’hui confie à celui qu’on deviendra demain le soin de dissiper ce qu’il y a de ténèbres, d’incompréhension, donc de douleur, dans le temps présent.
Quant à donner ça à la presse, parlons brutalement, c’est une façon de s’en débarrasser. Le fait d’écrire est une objectivation : on transfère hors de soi, on projette sur une surface neutre, sur le papier, ce qui tournoyait, tourbillonnait dans notre vie intérieure. La publication constituerait donc un deuxième stade, et définitif, de libération. On se débarrasse enfin de cette traîne encombrante de regrets, de remords qui nous accompagne et qui pourrait, si l’on n’y prenait garde, s’appesantir au point d’entraver notre marche.

Ce Journal montre un homme à la tâche, aussi bien dans sa vie ordinaire, familiale et professionnelle, que dans son travail d’écrivain. Cet homme est souvent mécontent de lui, sévère…

Je suis homme, je suis époux et père de famille, je suis professeur, j’ai milité dans les rangs d’une organisation ouvrière, je suis dévoré, j’ai été dévoré de passion comme d’une vermine. Il m’a semblé parfois qu’il me faudrait neuf vies, et non pas une seule, pour venir à bout de la tâche de vivre, pour concilier tout cela, mettre un peu d’ordre dans le cours heurté, difficile, douloureux des jours. Mécontent, parce que j’imagine mal qu’on puisse être homme et content de soi. L’essentiel des rapports que je soutiens avec celui qui porte mon nom est marqué au coin du déplaisir et, plus souvent qu’à mon tour, de la haine de soi. Tenir registre de ses actes aide peut-être à se corriger, à agir moins mal, à y voir plus clair. C’est l’un des enseignements, l’une des utilités qui peut s’attacher à cette prose des jours à laquelle j’ai commencé de sacrifier lorsque je suis sorti, il me semble, de l’adolescence, à 30 ans, et que je suis entré dans l’âge adulte. L’adulte étant celui qui s’avance vers les choses dernières. Jusque-là, j’étais au cœur d’un tourbillon dont le détail m’échappait. Et puis, subitement, cette rotation un peu folle s’est apaisée et j’ai commencé de reconnaître un certain nombre de figures sur les parois du décor. Et c’est à ce moment-là que l’idée m’est venue de prendre la plume pour enregistrer, pour noter ce qui, jusqu’alors, malgré mes efforts, m’avait échappé.

Dans l’introduction à votre Bréviaire de littérature, vous parlez de la « position spéciale » des écrivains, « séparés des lieux bruyants, dangereux, où on affronte les choses… » Que vouliez-vous dire ?

Oui, les gens qui écrivent doivent, qu’ils le veuillent ou non, se retrancher de la communauté agissante, combattante, à laquelle, simultanément, ils appartiennent. Aussi loin qu’on remonte, c’est triste à dire, les écrivains sont des infirmes, des êtres vulnérables, parce qu’hypersensibles ; ils s’adonnent à toutes sortes de drogues, sont des alcooliques comme Faulkner, des épileptiques comme Dostoïevski, des manchots comme Cervantès, des aveugles comme Borges ou Homère. Ce sont des gens qui ne sont pas tout à fait aptes à la vie telle que la pratique une communauté dans sa totalité, avec le travail des champs, celui de l’usine, la vie publique, l’action politique, la guerre… Les écrivains appartiennent généralement aux franges sociales, sanitaires, du groupe. Et c’est justement parce qu’ils ne sont pas requis par les tâches vitales qu’ils ont tout loisir de penser.
Par tempérament, par l’éducation que j’ai reçue, par la nature du métier de professeur que j’exerce et qui me laisse un peu de loisir, je me tiens à l’écart. Par ce fait même, je vois des choses qui échappent à ceux qui les font, et je les consigne. Il semble que j’aurai été tiraillé ma vie durant entre deux postulations contradictoires : méditer, essayer de comprendre quelque chose à ce qui se passe, à ce qui m’arrive, me touche en plein, me déchire parfois, et puis de l’autre répondre à l’appel de ce que Hugo nomme « le monde rieur ».

La littérature, à vos yeux, entretient un rapport étroit avec l’histoire. Vous considérez que l’écrivain s’occupe des « détails » que l’historien, forcément, néglige…

Je dirai que c’est un seul et même discours qui s’est diffracté. L’histoire, qui avance par longues enjambées, ne peut pas descendre à ce détail exquis, irremplaçable, chatoyant, infiniment précieux dont se nourrit la littérature… L’orgueilleuse philosophie tient ses regards hautains braqués vers le ciel lointain des idées. L’historien, surtout depuis Braudel et son histoire longue, est celui qui brasse des destinées par milliers, par millions, la durée par siècles… des vastes périodes qui échappent à la conscience que nous en avons. Il faut fatiguer des montagnes d’archives avant de se faire une idée des processus énormes au regard de quoi notre vie n’est rien.
Et je pense que la littérature est ce discours d’une extrême précision qui s’efforce, avec la sensibilité d’un sismographe, d’enregistrer le cours de ce qui aura été notre vie. Mais à mes yeux elle ne vaut pas une heure de peine si elle ne se rappelle pas qu’elle est en quelque sorte la sœur cadette de l’histoire. Nous sommes de part en part des créatures historiques, et le moindre mouvement dont tressaillent nos cœurs, la moindre pensée qui traverse nos cervelles renvoient en dernier recours à l’histoire universelle. Je suis homme non pas seulement au sens abstrait mais en tant que chacun de mes gestes, chacune de mes pensées, chacun des mots que je profère est comptable non pas seulement de l’histoire de ce pays ni même de l’Europe occidentale, mais de tout ce que l’humanité accomplit depuis qu’il y a des hommes. Et c’est en cela, il me semble, que ce journal n’a rien d’intime, au mauvais sens du terme, parce qu’il ne fait jamais qu’accuser, dans son registre propre, cette humanité qui m’est échue et dans laquelle je m’applique à distinguer du mieux que je peux ce que je peux avouer et faire mien et ce dont je dois me défendre parce que je le tiens pour inhumain.

Quelles sont ces « clartés » dont vous parlez que la littérature est apte à jeter sur notre destinée ?

Je pense que la littérature est quelque chose comme une science exacte. Si on ne se paie pas de mots, si on évite de composer l’un des divers rôles qui s’offrent à l’écrivain et que l’on s’applique simplement à saisir, à ressaisir, à percer l’éternelle énigme du présent, le mystère toujours renaissant de la réalité, alors oui, la littérature pourrait bien être cet effort vers la justesse, l’exactitude… allons-y : l’authenticité, la probité… Les clartés sont celles de la civilisation des Lumières dont je me sens très profondément comptable. D’abord et avant tout comme professeur. Je me sens le légataire de quelque chose qui fut probablement unique dans toute l’histoire de l’espèce : la décision ferme, héroïque, d’examiner toutes les choses à la lumière de la raison, ce « jugement calme » dont parle Hume. J’ai parié sur la raison. Me conduire de façon raisonnable. Introduire, importer ces lumières dont j’ai hérité dans tous les actes de ma vie, professionnelle mais aussi privée.

Croyez-vous que la littérature puisse revendiquer une mission positive, et par exemple s’interdire de désespérer les hommes ? Voyez-vous des symptômes de ce désespoir dans la littérature la plus actuelle ?

La littérature a assurément une mission, contrairement à tout ce qui a été dit sur son inutilité, sa gratuité. Je serai homme à lui assigner encore, toujours et à jamais la première place. Je vais sûrement blesser des susceptibilités et surprendre des esprits de ce temps, mais je tiens que le principe directeur de toute pédagogie, de tout enseignement authentiquement humain, c’est l’enseignement des langues et des lettres. Quiconque n’a pas été non seulement frotté, mais nourri aux lettres et à la connaissance appuyée, approchée des langues est à quelque degré infirme. Il me semble que c’est cette matière-là plus qu’aucune autre qui est en mesure de permettre aux vivants de se connaître et d’en tirer toutes les conséquences dans la totalité des domaines où se passe leur vie.
Oui, il y a un certain nombre d’œuvres qui accusent cette absence de mobile sérieux de vivre et de persévérer… J’ai souvent entre les mains des livres romanesques ou poétiques qui me semblent être comme ensevelis dans une nuit profonde. Mais comme il s’agit d’œuvres littéraires, et non de la chose même dont ces œuvres parlent, le désespoir devient un facteur d’espoir en ce que, justement, il établit, en conscience, la prédominance du désespoir. Or toute conscience est arrachement. Le simple fait de prendre conscience d’une chose revient à se soustraire à son emprise ou à ses griffes. Nommer le désespoir, c’est déjà l’objectiver et, pour reprendre une image beckettienne, le repousser, de quelques millimètres.