Le Monde des livres, 17 février 2012, par Amaury da Cunha

Instantanés

Un journal, lorsqu’il est écrit par un auteur singulier, n’est pas nécessairement un défouloir intime saturé de confidences et d’anecdotes tirées d’une histoire privée qui ne regarde personne. Quand Pierre Bergounioux se livre à cet exercice littéraire, l’écriture de soi prend une forme inattendue : elle convoque à la fois la littérature et la vie, ou plutôt elle réussit à déplacer sans cesse leurs frontières. Il publie aujourd’hui, au milieu d’une œuvre déjà abondante, composée de livres imaginaires, de récits autobiographiques, aussi rigoureux que rêveurs, Carnet de notes 2001-2010.

Il s’agit du troisième tome de notes prises sur le vif, de réflexions, d’observations, de commentaires sur les livres qu’il lit ou sur ceux qu’il est en train d’écrire. « Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai ressenti le besoin d’y voir plus clair dans cette vie. La littérature m’est apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins inapproprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie, comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice », lit-on en préambule.

En parcourant ce texte de près de 1300 pages, on est frappé par la mélancolie d’un homme en retrait, qui écrit ne plus vraiment habiter « le monde de maintenant ». Mais, dans la petite salle des Beaux-Arts de Paris (il y enseigne depuis six ans), c’est un être guilleret qui vient s’exprimer, avec un mélange de sophistication et de franchise, comme si la moindre de ses phrases était sur le point d’être couchée sur le papier. Un homme-livre, en somme, un écrivain obsédé par l’idée qu’un texte puisse donner du monde extérieur une image juste, immédiate.

À l’origine de ce désir d’écrire ces carnets, la peur de perdre la trace et le sens de la vie. « À 30 ans, j’ai pensé que j’allais disparaître à cause d’une maladie de la gorge, sans rémission possible. Je sortais de l’adolescence, il me semblait qu’un certain nombre de choses qui demeuraient auparavant obscures s’avançaient à ma rencontre, je les voyais enfin, dans un état d’éclaircissement intérieur. J’ai commencé alors à écrire pour combattre sur plusieurs fronts en même temps, celui du passé, qui s’enténébrait, et celui du présent, et ses terribles révélations que constituent les morts rapprochés de ceux que nous aimons. »

Pour entrer dans cette résistance intime, l’écrivain bloque toute velléité de lyrisme ou d’introspection. Car l’enjeu, en lisant ce journal, ne semble pas compatible avec une esthétique trop appuyée. Bergounioux se contente de recenser les faits de la vie immédiate – la couleur du ciel, l’heure de son réveil – sans les transformer. « Je fais aveuglément confiance à celui que j’étais au moment où j’ai pris note de tel fait », confie-t-il, comme si le prisme de l’art menaçait d’altérer ce projet : « La littérature en tant que telle est à mes yeux dépourvue d’existence. »

Si ses textes de fiction sont coulés dans un beau langage, il n’hésite pas, dans ses carnets, à écrire le plus platement possible, sans effet, ce qui rapproche ses textes d’une écriture photographique à l’empreinte instantanée. Autrement dit, il ne modifie jamais rien de ce qu’il y consigne, il conserve la trace authentique de ce qui s’est inscrit sur la page, comme les sels d’argent noircis par la lumière. « Face à une photographie, nul ne peut disconvenir que cela a été, pour reprendre le mot de Roland Barthes, quelles que soient les réserves ou l’incrédulité dont on a pu être frappé. La photographie, sous ce rapport, constitue quelque chose de magique, car elle arrête l’instant et le soustrait au flux du temps. »

Devant le réel, comme une plaque sensible, Bergounioux se contente de mentionner ce qui le traverse, sans jamais se laisser gagner par la tentation de l’analyse et du jugement. Chaque jour qui passe doit être certifié par ces aperçus qui nourrissent son journal. S’il se frotte ainsi au désordre du monde, le protocole du travail demeure rigoureusement inchangé : « Pour écrire, j’observe une certaine discipline de vie, car c’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour ne pas perdre du temps. Mes habitudes sont une sorte de filet où l’on peut prendre tous les poissons du temps. Le journal, ce sont ces impressions que je recueille quand je sors de la solitude du réduit et que je constate, stupéfait et parfois épouvanté, que la vie continue et qu’elle change insensiblement. »

Écrit dans l’agitation de la vie, ce journal lui garantit une vigilance continue face au déroulement du présent. Posture humble d’un scribe, « recroquevillé dans son coin » qui fait ses sorties dans le monde extérieur pour se maintenir éveillé et nourri par les émerveillements du monde : « Ajuster mes pensées au niveau, sinon de la raison, du moins de la réalité. J’écris ce journal pour rester le contemporain de mon temps, ne pas sombrer dans la durée flottante dans laquelle on est condamné, dès l’instant où l’on a fait ce fameux pas de côté et qui nous met à part, qui vous place comme en retrait de vous-même. »

Au terme de ces dix années d’écriture, ces bribes de vies minuscules se sont glissées dans un volume épais, ce qui semble l’inquiéter et l’amuser en même temps : « Mais c’est le pavé de l’ours, ai-je encore entendu ces jours-ci ! Oui, mais les gars, une décennie, c’est 3650 jours ! 1300 pages ne représentent jamais qu’un tiers de page au quotidien ! Ce n’est pas si excessif que cela ! Accordez-moi que je n’ai pas exagéré ! »