Les Inrockuptibles, 22 février 2012, par Marie Darrieussecq
À la recherche du temps qui passe
Marie Darrieussecq s’est plongée dans le journal de Pierre Bergounioux. Il avait tout pour lui déplaire, et pourtant…
Comment se fait-il que le journal de Bergounioux soit si addictif ? Me voilà accrochée par ce Carnet de notes. Je lis – quoi ? – des embouteillages sur la N20, des grèves du RER B, des courses au supermarché des Ulis [« salue Michel Tournier qui me suivait, à la caisse »], des mercredis à garder les enfants, des cours donnés péniblement et des heures arrachées pour lire et pour écrire : la fascinante routine d’un autre écrivain. Pas mon genre, pourtant : un rural nostalgique, un tueur de truites et de papillons, un as du contrôle de soi. Un ascète, mais, contrairement à une légende tenace, pas un solitaire : vie à deux ultradurable, amitiés régulières, famille, enfants, petits-enfants, sans dédaigner quelques occasions parisiennes (couché tôt).
Hypnotisée, je cours acheter le premier tome (les années 80), puis le deuxième (les 90). Une semaine de ma vie à lire trente ans de celle de Bergounioux. « Levé avec une heure de retard » –. première phrase, 16 décembre 1980. L’existence semble alors s’employer à rattraper ce retard initial – sur les livres, sur la vie matérielle, sur le sens. Ce qui retient dans ces 3500 pages c’est la matérialité du temps ; il passe et c’est littéral, il se déploie dans la régularité de son inscription, au ras des détails. Il ne s’agit pas de modestie mais de discipline, et de la conscience que l’énigme gît aussi dans nos empêchements – ceux de l’inconscient, ceux des nécessités. Subsistance, contrariétés, ennui. Un peu de temps volé pour ramasser bois et ferraille, pour polir des copies de masques fangs. L’Afrique miroite, lointaine et documentée, celle de Griaule plus que de Roussel. Tout Bergounioux est là : planté dans les plaines de l’Essonne quand l’Afrique est si vaste, quand Faulkner est si grand – et quand la Corrèze serait le seul lieu vivable.
« Toujours quelque ombre viendra ternir notre joie » : trente ans de lutte contre la dépression. Litanie du c’était mieux avant, déploration constante et qui m’agace. De rares ébahissements technologiques (le trafic d’Ile-de-France en direct sur internet). Le temps-climat affecte le journal plus que le temps-histoire. Des sensations, pas de commentaires. L’époque, oui, mais à travers un corps. 10 mai 1981 : « Odeur de limon et d’eau, comme jadis sur la Dordogne. Mitterrand est élu. » 11 septembre 2001 : « C’est Cathy, en rentrant, qui m’apprend qu’un attentat de grande ampleur a été commis aux États-Unis. » « L’été tardif », « l’automne ponctuel », « les premiers lys orangés », et soudain Cuba, « les teintes grises de la mer sous l’aurore », et un vieillard, Castro, condensé sur quatre lignes. Les phrases, toujours justes, ont des perfections rythmiques.
Le flux est aussi rompu par les accidents de la vie. Instinctivement, je cherche « mes » dates, celles qui ont compté pour moi – et j’ai la confirmation par l’absurde de l’étanchéité de nos vies. Un hapax m’émerveille : une matinée à voler au-dessus de la banlieue, grâce à un ami pilote qui arrache Bergounioux à son « existence de cloporte ». Et Cathy, la Seule Femme, surgie sous les yeux du « vermisseau » quand il avait 14 ans, dans un éblouissement fixé. Ponctuelle à son laboratoire mais capable – crime – d’oublier de remplir les formulaires de la Maif. L’idole (accessoirement bonne cuisinière) traverse ces pages avec une opacité séduisante, parfois comique. Ce personnage en creux est au journal de Bergounioux ce que la femme de Columbo est à ses enquêtes : sans elle, on sent que la mélancolie aurait peut-être eu raison de tant d’obstination.