L’Humanité, 5 janvier 2012, par Jean-Claude Lebrun
Pierre Bergounioux : Humain, surhumain
La monumentale entreprise d’écriture au présent des travaux et des heures, commencée en 1980, se poursuit au long de ces presque 1300 pages, qui en même temps éclairent, bouleversent et sidèrent. Parce que l’amertume gagne, parce que la maladie frappe et le temps se rétrécit. Parce que l’existence qui ainsi s’expose balance entre l’humain, trop humain, et le surhumain. L’on est frappé par l’atmosphère d’urgence dans laquelle ce carnet s’écrit. Car Pierre Bergounioux semble devoir faire front de toutes parts. Travaux domestiques, façonnage du métal et du bois, à Gif-sur-Yvette et dans sa maison de Corrèze. RER, trains, avions, pour se transporter vers des radios et des télévisions, des lectures, des débats et des colloques. Cours au collège puis aux Beaux-Arts à partir de 2006. Accueil des nombreux visiteurs qui font le voyage de Gif. Vie de famille, femme, fils, mère, frère, petits-enfants. Bureau de tabac pour les indispensables cigarettes, hypermarché, boîte aux lettres pour les brassées de correspondance. Librairies, galeries, magasins d’art africain, casses métalliques. Et l’incroyable quantité de livres, majoritairement non littéraires, dans lesquels il s’immerge. dont il s’applique à extraire la quintessence. Enfin crayon en main de l’écriture ou devant un écran de Soi et de d’ordinateur, attelé à ce qui prend les allures d’un pensum quotidien, d’une souffrance, pour rédiger ses livres (une cinquantaine depuis Catherine, en 1984), mais aussi une pléthore d’articles, interventions, interviews et préfaces. Puisqu’il s’agit, nous dit-il, « d’y voir clair » dans le peu de temps accordé à une vie humaine. Et que la littérature, même dépossédée d’une part de sa substance pas les sciences sociales, « peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne sauraient prendre en compte ». Continuer donc d’assumer sa fonction émancipatrice.
Il y a dans cette continuelle tension quelque chose de surhumain, dont le Carnet de notes porte tout du long témoignage. Depuis la jeunesse corrézienne, une effrénée course au savoir ne le laisse pas un instant en repos. Son cœur lui fera payer cet effort immense, quand il abordera les eaux grises de la soixantaine. Dès lors, à partir de 2009, le Carnet s’écrit dans la perspective du terme ressenti comme soudain plus proche. La mélancolie chronique, qui depuis le début donnait au projet sa teinte de fond, prend une tonalité franchement tragique. Cet érudit, ce grand clerc de notre siècle, accentue alors son impitoyable corps à corps avec le temps, les éléments, les choses de la vie. Les pages qu’il rédige chaque jour jettent les éclats d’une sombre beauté. Un désaccord avec le monde tel qu’il a tourné s’y donne à lire, entre amertume et lucidité douloureuse. Pendant longtemps on avait cru Pierre Bergounioux en proximité d’esprit, sinon d’obédience, avec les solitaires de Port-Royal. Dans son élévation d’esprit, son apparence de détachement, son provincialisme affiché. Jusque dans l’impeccable et complexe rigueur de son parler. On le découvre ici inséré dans un vaste réseau de relations, ne passant guère de journée sans que se multiplient les appels téléphoniques, les déplacements, les rencontres. Dans le monde donc, mais toujours à bonne distance intellectuelle. Le Carnet relève en l’espèce conjointement de l’écriture de soi et de l’approche critique. Donnant à voir plus clair, mais au prix d’une empoignade de tous les moments. Le moteur de cette écriture.