Libération, 12 janvier 2012, par Claire Devarrieux

Pierre Bergounioux, tableau noir : Le journal de l’écrivain de 2001 à 2010

Le troisième tome du journal de Pierre Bergounioux est assombri par la maladie et le deuil. Non que l’auteur se soit montré primesautier au cours des deux décennies précédentes, vu sa « triste nature », ou qu’il ait été épargné par le malheur : le long coma mortel de « Norbert » (son beau-frère) à la fin des années 80, par exemple, est une épreuve si terrible que l’onde de choc se prolonge dans le temps présent. Mais la tonalité de Carnet de notes 2001-2010 est plus désespérante que de coutume, presque inquiétante. 31 décembre 2008 : « Demain, j’entrerai dans l’année de la soixantaine, que j’avais posée, à Limoges, à dix-sept ans, comme la dernière de ma vie. Peut-être que j’avais vu juste, que les troubles que j’éprouve à l’instant même, annoncent la fin du chemin. »

Ferraille

Plaquettes, valves, coronaires s’ajoutent à la gorge et à l’estomac, dans le lexique médical qui s’enrichit avec l’âge. À partir de mai 2005, Pierre Bergounioux est pris de malaises en plein cours, s’évanouit dans le RER, appréhende de sortir de chez lui. Mars 2008 : « J’ai mal dans la région du cœur, surtout lorsque je fume. » Le fan-club du journal de Bergounioux (regardé comme une secte par ceux qui n’en sont pas) connaît le personnage : levé avant l’aube, jamais d’alcool, une volonté surhumaine. Cesser de fumer, pour un caractère aussi exigeant, ne semble qu’un défi supplémentaire à relever. Eh bien, pas du tout : « Je n’envisage pas de me passer de tabac. Il est le seul agrément de la vie aride, plus ou moins désespérée, à laquelle j’étais voué. » Deux notes, parmi d’autres, de l’hiver et de l’automne 2007, qui résument les trois années suivantes : « Exister n’en vaut pas la peine. Le détour par la vie aurait pu m’être avantageusement épargné. » Puis : « Tout mon bonheur était dans l’espérance et il n’est plus temps. » La mère de l’auteur, «  Mam », est victime d’un AVC le 14 août 2003. « Paul [fils cadet, ndlr] me dit que Mam a fait une attaque cérébrale – c’était lundi, chez Gaby [Bergounioux, frère], à Montvalent. » Notons que, lorsque sa mère est concernée, l’auteur use d’un pauvre verbe « faire » bien peu dans sa manière. Hémorragie cérébrale également en 2006 pour l’ami d’enfance, «  Mitch », resté dans le Lot où Bergounioux lui rend visite pendant les vacances rituelles en Corrèze. Mam et Mitch s’en sortent. Mais, en octobre 2009, meurt Gérard Bobillier, l’ami fondateur des éditions Verdier. La maladie devient « une préoccupation continuelle ». L’activité physique tend à disparaître. Même les longues séances dans son atelier, où l’auteur soude, polit, associe, plie, après les avoir désossés, des kilos de ferraille pour en tirer des sculptures, même cette passion-là semble désormais passée. Il ne reste plus que les parties de pêche avec Christian Signol, l’autre natif de Brive, où l’auteur est obligé de revenir fréquemment, afin de rendre visite à sa mère. On veut espérer qu’un sourire d’autodérision s’esquisse lorsque Pierre Bergounioux décrit ces festivités de Noël : « Au menu du réveillon : pour Mam, la moitié d’une petite quiche lorraine et une crêpe, pour moi, un œuf sur le plat et trois cuillerées de céleri rémoulade. »

Jean, le fils aîné, est médecin. Paul, le second, a le Capes. L’un épouse Samira, et a deux enfants, l’autre épouse Soulef, et quitte l’appartement de Port-Royal, où nous avons vu les parents (Carnet de notes 1991-2000) effectuer les travaux d’aménagement, pour s’installer à Cachan, où les parents ressortent la boîte à outils. Délicieuse complicité de Pierre Bergounioux avec ses deux garçons. La bourse aux minéraux qu’il fréquente avec Paul paraît avoir supplanté la chasse aux livres menée encore de temps en temps avec Gaby. En ce qui concerne la relation de l’auteur avec son propre père, mort au début des années 80, on sent qu’exceptionnellement une souffrance s’apaise : « Il avait pour moi la plus grande tendresse et me traitait avec la pire cruauté. » Enfin, Cathy reste Cathy, le cadeau des dieux, l’étoile dont il est le ver de terre depuis l’âge de 14 ans, une révélation renouvelée. Elle va et vient entre le labo (elle est directrice de recherches au CNRS) et la maison. Elle passe la serpillière, repeint le salon, met les fruits en bocaux, elle est « la fée nourricière » et fréquente volontiers la salle des ventes de Versailles. On ignore ce qu’elle pense des obsessions de son mari.

Respiration

Pierre Bergounioux enseigne et ne croit plus à son métier, «  l’enseignement dénaturé par l’abjection des temps, l’abaissement moral, intellectuel où le pays est tombé ». Une mise en disponibilité pour un an lui permet de s’adonner à l’étude. Revenu au collège dans des conditions pénibles, il abandonne le secondaire pour s’en aller donner des cours, plus stimulants, à l’École des beaux-arts. Lire et écrire sont sa respiration, pense-t-il depuis qu’il a « pris conscience qu’on pouvait prendre conscience ». Cela n’empêche pas d’étouffer. Parfois, il se retrouve dehors, sort de ses « ruminations », ouvre un œil curieux. Il se rend à Munich, à Cuba, à Sarajevo parce que Godard le fait tourner dans Notre Musique. Pas de commentaire. Pierre Bergounioux se sent étranger à notre monde, et celui-ci n’entre pas comme il veut dans le journal. 11 septembre 2001 : « C’est Cathy, en rentrant, qui m’apprend qu’un attentat de grande ampleur a été commis aux États-Unis. Nous prenons les informations et découvrons, comme tout le monde, l’attaque terroriste dévastatrice menée contre les tours du World Trade Center et le Pentagone. » Fin des vues géopolitiques. Il a consacré son œuvre à «  l’ordre enfoui des causes », s’est rendu universel par l’élucidation de ses origines limousines, de sa terre natale. 21 avril 2002 : « À vingt heures, nous apprenons, atterrés, les résultats du premier tour. Le deuxième va se jouer entre la droite et l’extrême droite. Cathy ramène Paul à Paris en soirée. Nous suivons jusqu’à minuit analyses et commentaires, devant la TV. » On ne saura pas s’il vote au deuxième tour. La politique, quand il en parle, c’est pour se désespérer que les jeunes des banlieues ignorent « la dépossession consubstantielle à leur condition ». 2002 est l’année où il refuse la Légion d’honneur.