Libération, 16 mars 2006, par Jean-Baptiste Harang
Bergounioux collection privée
Pierre Bergounioux publie les dix premières années de son journal (1980-1990).
« Ma 16. 12. 1980. Levé avec une heure de retard. Paul, qui pousse une dent, nous a tenus éveillés longtemps cette nuit. Commandé L’Histoire universelle des explorations. Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l’éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintés grossièrement dans la masse. J’aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d’avant – d’avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l’urgence, de la certitude de mourir. Mais c’est parce qu’elles m’étaient épargnées que je n’ai pas éprouvé le besoin de rien noter. » Voilà la première des peut-être trois mille dates de dix années du journal de Pierre Bergounioux, celle qui en dit le pourquoi : conserver quelques lignes du temps d’avant, ou plutôt la gageure de tenter de conserver en quelques lignes le temps d’avant, et déjà trahir par une tournure frottée d’occitan (ce n’est pas la dent qui pousse, mais le petit Paul, au monde depuis peu de mois, qui pousse sa dent) le malaise qu’on a de vivre dans un pays qui n’est pas le sien.
Ce mardi 16 décembre 1980, Bergounioux n’a encore rien publié, il ne nous est rien, et la modestie de son propos ne l’adresse qu’à lui seul, même si, dès ces premières lignes, il touche à notre lot commun, mourir. En quoi cela nous regarde-t-il ? Quinze jours plus tard, pour clore cette année de peu de phrases, le mercredi 31 décembre, il écrit : « Une trentaine de pages à ce cahier. Que restera-t-il dans dix ans, dans vingt ans, si je suis encore là, de ces heures dont j’essaie de fixer la teneur ? Déjà ne subsiste plus pour certaines, que la mention que j’en ai faite. Quinze jours et la main de l’oubli a passé. Mais ce pâle témoignage est encore préférable à l’abîme qui nous talonne. » Et voilà, nous y sommes, dix ou vingt ans plus tard, et ce Bergounioux qu’on ne connaissait pas au moment où il écrivait ces lignes nous est devenu précieux. Nous avons lu, et tenté du mieux qu’on a pu de faire lire, les quarante-quatre titres qui figurent à son catalogue depuis Catherine (Gallimard, 1984). Nous lui avons reconnu de dire, d’avoir dit, ce que nous savons et ne savions pas dire, et que nous pouvons piquer là au hasard de la page 76, comme à cent autres pages : « Rien ne vaut la peine. Nous n’aurons pas été. » Nous l’avons béni de dire d’où nous venons, nous le savions mais ne savions pas qu’il fallait tant le savoir, inventorier le havresac qui nous entrave et le peu de force qu’on aura pour le transmettre en meilleur ordre aux suivants. Et pour certains d’entre nous, la reconnaissance imméritée d’être un exact contemporain, et un voisin de ces marches du pays qui en bordurent le gouffre central.
Pierre Bergounioux est né à Brive en 1949, le 25 ou le 29 mai, si on se souvient bien. Le 25. On l’a rencontré, pour la première fois en 1992, pour saluer L’Orphelin, son huitième livre. Il est venu à la gare du RER quérir son visiteur, comme il le fait toujours, comme il le fait cent fois dans son journal, avec le break Renault 21 Nevada blanc commandé page 938 de ce Carnet de notes, le vendredi 2 novembre 1990, à deux doigts de n’y pas paraître quand la vieille R18 avait accompagné tout le livre, depuis la page 37, le mardi 24 mars où, en fin d’après midi, les Bergounioux en prirent livraison. L’Orphelin commençait ainsi : « Il était cinq heures lorsque le téléphone a sonné. Je me suis souvent levé à cette heure où la nuit règne encore, mais, ce matin-là, je dormais et c’est en rêve que j’ai su que mon père était mort. J’attendais ce moment depuis le moment où j’ai appris que nous mourrons tous, et qu’il nous faut attendre. » Il ajoute, deux pages plus loin : « Cela s’est passé dans le Val de Loire en 1962, mais les conditions pour que cela se produise étaient réunies depuis un million d’années qu’un singe se prit pour n’importe quoi alors qu’il était une espèce de singe et que c’est justement pour ça qu’il devint un homme. » Le mardi 14 août 1990, dans son journal, Pierre Bergounioux, qui n’a donc pas encore écrit ce livre, note : « Tiré du sommeil par la sonnerie du téléphone. Il est cinq heures trente-cinq du matin. J’ai compris. C’est Mam. Papa est mort. Je l’avais rêvé, au début du mois de juillet 1962. Et c’est maintenant. »
Voilà pourquoi son journal nous regarde. Sa vie est le terreau de ce qu’il nous a mis sous le nez pendant vingt ans. Il dit qu’il l’écrit, ce journal (ce book day, comme il dit, dans l’un des rares anglicismes du livre), qu’il l’écrit pour retenir ce qui meurt et ajoute en confidence au Monde qu’il le publie pour s’en débarrasser. Mais ce qui meurt, c’est nous, et on ne se retient pas, quant à se débarrasser de ces traces de griffes qu’on a laissées sur la falaise en tombant dans le précipice, ne trouvant rien où s’agripper quand la vague noire nous aspire, il faudrait beau voir : ce sont nos pas dans la neige, pour l’éternité vaine d’une courte saison. Lors de cette première rencontre, en 1992, Pierre Bergounioux nous avait servi dans l’élan de sa voix unique, à la fois sourde et claire, capable de dérouler comme des couleuvres souples des phrases qu’on devine emmêlées dans sa gorge nouée, fragile, opérée, des phrases écrites, comme lues sur l’improbable tableau noir de son âme, improvisées pourtant, irréductibles à de plus simples, compliquées et limpides, Bergounioux, donc, nous avait servi une tentative d’autobiographie scandée par un module de dix-sept ans.
De la naissance à l’adolescence, premier chapitre, il aurait consacré son temps à vivre, tout bonnement, comme vous et moi, et cela n’étonne que parce qu’il est persuadé d’avoir cessé ensuite. Et encore, c’est pour simplifier qu’il admet provisoirement que sa vie commence en naissant, ses livres nous apprennent que le matin des origines est loin derrière, incertain, partagé entre les deux lignées brisées de ses ascendances, qu’on aimerait bien remonter jusqu’à quelque singe effaré qui n’en savait guère moins que nous, mais passons. Dix-sept années sans quitter Brive, sans s’éloigner des bris de coquille de l’oeuf qui l’a pondu, de croire le monde à portée de main, de ces trop grands bras tendus vers la canne à pêche, le panier de basket ou le clavier du piano, et, plus encore et déjà, les rayons de la bibliothèque municipale. De dix-sept à trente-quatre ans, deuxième chapitre, Bergounioux aurait cessé d’être au monde, n’étant plus qu’un œil qui lit, qui cherche dans les livres les questions qu’il sait et les réponses qui ne conviennent pas toujours, un œil, et deux bras ballants pour transporter les valises de livres dans les trains et les gares, à Limoges où l’on attrape au vol le bachot, à Bordeaux où l’on apprend à mériter Normale supérieure, à Saint-Cloud où d’y être entré on gagne une agrégation, dans la vallée de Chevreuse où enseigner petitement et passionnément (au début) à des enfants qui ne vous ont pas choisi mais que vous avez choisis, vous, en un modeste collège malgré les peaux d’âne qui vous collent, pour le temps qu’ils vous laissent à lire. À trente-quatre ans, en 1983, commence le troisième chapitre de sa vie, qui aurait dû se clore en l’an 2000, un compte rond pour avoir trois fois dix-sept ans, et qui heureusement n’en finit pas : le temps d’écrire. Bergounioux n’a certes pas cessé de lire à trente-quatre ans, au contraire, il reste immergé dans les livres, mais il doute, il dit : « Ce que les livres disent n’est pas ce que les choses sont », et, pour aggraver les étagères des bibliothèques, publie ses propres livres.
Et voici que plus de vingt ans après, il nous livre la première partie de son journal où joue cette charnière qui le fait passer de la vie de lecteur à celle d’écrivain, quoique, on s’en doute, il n’use jamais de ce mot pour se dire. Mais cette mutation n’est pas une rupture, elle est presque imperceptible dans le livre quand la première, celle des dix-sept ans, est ressassée tant qu’il peut, dès les premiers jours, samedi 20 décembre 1980 : « S’il n’y a ni repos, ni cesse à escompter du désir de savoir, c’est qu’il n’y a point de terme à la connaissance. Je continue à lire avec la même avidité, la même tremblante fureur. Je serai, au moment de mourir, dans l’état où je suis entré, par une sorte de seconde naissance, à dix-sept ans. » Et, un an plus tard (14/12/81) : « Je bous d’impatience, tremble à me contenir, tourmenté de l’envie âpre, comme maladive, d’étudier. L’âge n’a aucunement affaibli cette fureur qui m’a pris à Limoges, à dix-sept ans, et ne m’a plus laissé de repos ». Pierre Bergounioux n’écrit toujours pas qu’il se met à sa « table de travail » en vue de publication, mais laisse poindre parfois la lassitude dans sa passion de lire, 18 avril 1982, un dimanche : « Le soir, lorsque tout dort, j’essaie de sonder l’état où je suis. Le lancinant besoin d’étudier, d’apprendre qui m’a pris à dix-sept ans, semble me quitter. Je me sens gagner d’une indifférence morne, qui m’effraie. » Il court après le temps perdu, sans dire ce qu’il en ferait, se désespère, page 123 : « Ce qu’à force de hâte, je parviens à épargner du temps est si réduit que je n’en peux rien faire. Quel fond ai-je touché, après quel lent naufrage, que les heures, les jours s’enfuient sans que j’en tire rien, que je perde jusqu’à la force de souffrir, de m’insurger contre ce gaspillage. Je me demande, avec épouvante, si je n’ai pas insensiblement glissé au néant, perdu ma vie. Et alors à quoi bon durer ? » À cet instant, Bergounioux n’a toujours pas signalé dans son journal qu’il peut écrire pour publier.
Le premier signe est page 134, et encore, lorsqu’il le fiche là, il ne sait probablement pas que ces six lignes du mardi 13 juillet 1982 sont les starting-blocks de son œuvre littéraire : « Le soleil est revenu avec la chaleur. Capture d’une Aromie musquée, la troisième, sur les ombellifères. En début d’après-midi, départ pour Les Bordes. À sept heures à la pêche. En attendant que le soleil disparaisse, je trace quelques mots, comme ça, sur des factures de vidange, au Bic, appuyé sur le volant. » Près de vingt ans plus tard, dans Un peu de bleu dans le paysage (Verdier, 2001), ou plutôt dans Le Premier Mot (Gallimard, 2001), on n’a pas les livres sous la main, Pierre Bergounioux, en transformant la R18 en DS, petit tribut payé au romanesque, ira rechercher dans cette posture ancienne, son, justement, premier mot. Le surlendemain, il note : « Je continue à écrire, l’œil rond et le souffle court. » Le tabou levé, le journal va bientôt témoigner assidûment de l’autre écriture, celle qui n’est pas le journal et qui nous sera délivrée d’année en année, bien avant cet aujourd’hui où la genèse sans forfanterie nous en est révélée : « Je rumine un projet de récit », dès le 17 janvier 1983, et le lendemain, mardi, « je rentre et couvre, impromptu, deux pages et demie », et le surlendemain, déjà, des remords, « une heure de cours, puis courses avant de regagner la maison où je remplis une page supplémentaire. Oui, mais je persiste à considérer cette occupation comme une tâche vaine, un gaspillage de temps. Seuls, lire, peiner, tenter de comprendre trouvent grâce à mes yeux », et deux semaines plus tard : « J’écris, en matinée, avec le sentiment que ce n’est pas sérieux, que je ferais mieux de fréquenter les livres d’autrui, les difficiles. » Au milieu de mars, le récit est relu (il le trouve confus et plat), tapé, et expédié chez Gallimard, tout naturellement, et le lundi 20 juin 1983 : « Au courrier, une lettre de Gallimard. Les Mésaventures de Gustave Flaubert ont été retenues pour la publication. Je reste un instant incrédule puis me rends au collège pour dispenser leur pitance aux élèves, remplir quelques bulletins et siéger au dernier conseil de classe de l’année. » On n’en saura pas plus, sinon qu’à juste titre Pascal Quignard décida qu’appeler ce roman Catherine valait mieux.
À partir de cette date, bon an mal an, Bergounioux confiera un récit à Gallimard et à son journal la difficulté de l’écrire, de trouver le temps de l’écrire. On s’est laissé embarquer à rendre compte de ce chemin à la lumière du peu que l’on savait déjà, nos lectures, la connivence qu’on a à croiser ça et là des noms, des postures qui sont devenues des livres (Miette pages 172 et 222, La Maison rose page 522). Mais ce Carnet de notes, non seulement ne se réduit pas à montrer les racines de l’œuvre, mais, au contraire, les fouille non pas pour les fruits qu’elles donneront, mais pour ce qu’elles sont : une vie de tous les jours, et la fébrilité de la vivre à la fois fourbu et plein d’énergie, de courir après rien en attendant que nos enfants soient grands et mourir, en espérant ne pas mourir avant, que le néant ne souffle pas la « petite flamme », que « l’eau noire » ne se referme pas trop tôt. Dix ans de soi, à être près de la femme qu’on aime (« Qu’elle veuille bien souffrir un type de ma sorte dans son voisinage est la preuve que l’affaire nous dépasse, elle et moi, que nous avons exécuté un décret promulgué par des forces occultes », 21 juillet 1984), Cathy, des enfants qu’elle vous a donnés, le souci qu’on s’en fait et les corvées qu’ils donnent. Dix années qui charrient leurs morts, ces morts qui sonnent la nôtre, oncles, tantes et père, et cet autre soi que fut Norbert, tué par une chute et deux ans de coma. Dix ans d’enseignement gâché par le temps qu’il nous prend. Dix ans à courir les librairies d’anciens, à lire par kilos entiers, des titres extravagants, des auteurs inconnus, mécanique, philosophie, sciences, son frère Gaby tirant l’autre anse du sac. Admirer Beckett, Faulkner, Kafka, Flaubert. Dix ans de plus à supporter ce bréchet dolent qu’il avait fallu égorger quelques années plus tôt. Dix ans à militer vainement dans un parti ouvrier et un syndicat solidaire, avec un sens du devoir mâtiné de lassitude. Deux maisons, deux voitures. Deux élections présidentielles (« Mitterrand a été réélu hier et ça ne changera rien à rien », lundi 9 mai 1988). Et le bonheur voyeur de lire ce qui s’écrit en temps réel.
Dix années éclairées par les semaines volées à la vallée de Chevreuse et passées en vacances en Corrèze, à Brive ou aux Bordes. Ces passions assouvies dans l’urgence pour l’entomologie, pour la pêche à la mouche, la sculpture et la soudure à l’arc, tout ce qui fait de ce corps, chiffonné de lecture, un vivant : « Et comme je travaille de mes mains, et que je suis ici, mes vieux compagnons, le noir souci, la contrariété, le désespoir chronique m’ont oublié », page 386. Mais il faut bientôt rentrer, et le livre se termine (en attendant la suite) le 31 décembre 1990 par ces mots : « J’ai passé plus de temps ailleurs qu’en Corrèze et mes petits compatriotes me sont devenus, à la fin, des étrangers. »
On sort de ces mille pages essoré, hébété, incrédule au malheur de celui qui nous y a portés, il dit le 25 juin 1990 : « Cela fait des années que je suis continuellement malheureux » (page 896). Mais nous savons qu’à la page 10, se souvenant de 1973, Pierre Bergounioux écrivit : « Nous étions pleinement heureux alors, Jean venait de naître. Les parents vivaient », et qu’il récidive page 467 : « Le bonheur existe. J’en suis rempli à ras bord. » On ne se plaint pas, et, comme il le fait lui-même page 874, « Je remets son capuchon au stylo et m’en vais chercher l’oubli dans le sommeil. »