L’Indépendant, 12 février 2012, par Serge Bonnery

« L’écriture est une lutte sombre »

Entretien. Pierre Bergounioux, auteur prolifique, publie le troisième volume de ses Carnets aux éditions Verdier. Une entreprise littéraire qui donne le vertige.

Pourquoi rédiger des carnets de notes ?

Je le dois à mon père et ma mère qui, dès que mon frère et moi avons vu le jour, ont pris note de nos menus agissements. Je ne suis pas un mauvais fils. J’ai pris de leurs mains les choses qu’ils me tendaient.

Et pourquoi leur publication ?

Il y a une raison contingente. Les revues me demandent parfois du papier et je m’efforce toujours d’en donner. Une demande m’avait été faite et je n’avais plus de cartouches. Je me suis dit alors : pourquoi ne pas livrer quelques petits morceaux de ces chroniques…

Mais publier, c’est dévoiler l’intime…

J’aimerais vivre dans une maison de verre, ainsi que le souhaitaient les sages de la plus haute Antiquité. Et aussi dans la plus grande solitude, sur le plateau de Millevaches par exemple. Quand je suis seul, il me semble que j’agis toujours sous le regard de l’humanité.

Vos carnets sont publiés dans leur intégralité. Un choix revendiqué ?

J’avais alerté l’éditeur (NDLR : Gérard Bobillier des éditions Verdier) sur le côté répétitif, domestique, fastidieux et horripilant du texte, en lui laissant le soin de choisir lui-même les pages à publier, et de donner ainsi figure humaine à cette chronique. Il en a décidé autrement. Il avait l’avantage de ne pas être moi !

On sent dans vos livres un profond attachement à la Corrèze, terre des origines. On lit sous votre plume une forme d’éloge de la pauvreté…

Un principe d’optimisation nous gouverne qui veut que l’homme tire le meilleur parti du contexte dans lequel il évolue. Je partage une même disgrâce avec mon ethnie d’origine qui a été ignorée de la grande littérature. Je voulais la réhabiliter un peu dans ce domaine.

Vous employez souvent l’expression : « la table de peine » quand vous parlez de vous écrivant…

Ce temps de la peine, c’est ce qui m’occupe onze mois sur douze. Par l’écriture, j’essaie d’obtenir, après coup, l’explication de ce à quoi je me suis heurté au lieu où tout a commencé. Je suis de la génération qui a entendu le bruit du grand dehors, la télévision, la radio, les livres, les journaux, et c’est ainsi que j’ai pris conscience de la complexité des problématiques qui nous entourent. Le travail d’écriture est une peine infinie, une lutte sombre, au couteau de tranchée, à la hache d’abordage. Sa contrepartie positive est d’obliger les puissances contraires – l’ombre, l’incompréhension – à reculer. Il n’y a pas d’exemple qu’il n’ait fallu conquérir sa liberté les armes à la main.

Dans vos carnets, vous faites preuve d’une minutie notariale. Pourquoi ne rien éluder ?

Parce que le diable est caché dans les détails. Il est tapi dans les imperceptibles anfractuosités du monde. Si je ne vais pas le débusquer où il se tient, quand vingt ans auront passé, je risque de ne plus retrouver qu’un succédané insipide et désespérant de ce qu’a été ma vie, alors que ce que je cherche, c’est la chair du monde et le grain de la réalité. Wittgenstein avait une merveilleuse définition du monde. Il disait : « Le monde, c’est ce qui arrive ».

Et ce qui arrive, c’est le viatique ?

Je suis mortel et j’ai été requis par le dessein de comprendre le monde. Chaque moment dont serait fait ce laps de temps qui me sépare du néant, de la mort donc, est devenu une précieuse monnaie d’échange pour me procurer la clarté dont je ressens la vitale nécessité.

« Enfant des moins bonnes terres »

Bergounioux se dit « l’enfant des moins bonnes terres, celles qui ne permettent pas de vivre une vie plantureuse et grasse », contrairement aux « terres fertiles, comme la Beauce, la Brie, qui produisent en abondance suffisante pour nourrir une richesse urbaine ». Paris, poursuit-il, « est un pur produit de cette abondance ». Né à Brive en 1949, c’est en Corrèze que le futur écrivain a grandi. Puis « le jour est venu où les moins bonnes terres ont été rendues à la friche ». Direction Paris, l’université, les études et la vie professionnelle d’enseignant qui le requiert encore aujourd’hui. « Les lois sourdes de l’économie politique conditionnent à notre insu l’aventure que nous tentons », constate cet « exilé » qui a trouvé refuge dans la littérature. Avec près d’une quarantaine de livres publiés, pour l’essentiel chez Verdier et Gallimard, il en a fait sa terre d’élection. Confessant qu’il n’a jamais pu ni voulu choisir entre Gif et la ferme des Bordes, en Corrèze, le lieu de l’origine, Bergounioux résume : « Je me suis simplement déplacé au Nord de la Loire, chez ces gens qui parlent pointu ». Et c’est dans son écriture qu’il a sauvé son accent. Celui qui résonne dans les quelque 1000 pages de chacun des trois volumes de carnets publiés chez Verdier. Une entreprise éditoriale sans égal dans la littérature contemporaine.