Livres hebdo, 10 mars 2006, par Alexandre Fillon

Au jour le jour

Pierre Bergounioux publie ses carnets de notes en un volume imprimé sur papier bible par Verdier. Un passionnant journal tenu entre 1980 et 1990.

Pierre Bergounioux n’y va pas par quatre chemins. Le voici qui vous pose tranquillement sur la table un fort volume de neuf cent cinquante et une pages (neuf cent quatre-vingt-douze si l’on en croit le prière d’insérer fourni par l’éditeur, brochure reproduisant un texte de François Bon sur le bonhomme, « Le taiseux »), rien que ça, imprimé par Verdier sur un papier bible. Cela coûte trente-cinq euros, mais cela les vaut largement. L’auteur de B-17 G (Flohic, 2001), qu’Argol réimprime parallèlement sous couverture noire, dévoile ici un Carnet de notes 1980-1990. Au dos du livre figure la mention « Journal ». En bas de la quatrième de couverture, on apprend ainsi que « ces notes, prises au jour le jour depuis vingt-cinq ans, accusent, avec les progrès de l’âge, l’érosion du bonheur qui avait été donné, pour commencer ».

Il faut s’y plonger, s’y immerger, s’y abreuver. Ces notes démarrent le mardi 16 décembre 1980. « Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il n’existe plus, avec l’éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintés grossièrement dans la masse. J’aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d’avant – d’avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l’urgence, de la certitude de mourir. Mais c’est parce qu’elles m’étaient épargnées que je n’ai pas éprouvé le besoin de rien noter. »

Conscient de l’écoulement du temps, cet homme qui a travaillé « sans relâche ni cesse » ne s’arrête jamais. De lire (passant Faulkner au crible), de peindre, de souder, d’écosser les haricots, de regarder les insectes – cicindèles et cérambycidés sont de ses amis. Diffusant son savoir à des élèves de quatrième peu réceptifs, il s’occupe de ses enfants Jean et Paul (qu’il faut à tour de rôle conduire chez le médecin), soucieux de ne pas se couper de la réalité extérieure tout en employant chaque instant « à étudier, à gagner un surcroît de discernement, de nouvelles clartés ».

En février 1983, le futur écrivain se lance dans la rédaction d’un récit, momentanément baptisé Les Mésaventures de Gustave Flaubert, conscient des phrases trop longues. « C’est un de mes vices. Je me crois tenu, par mimétisme, d’envelopper une chose dans une seule et unique coulée syntaxique alors que, justement, le registre symbolique est autonome, relativement. » En juin de la même année, Gallimard lui adresse un courrier pour lui faire savoir que le texte a été retenu « pour la publication ». Affable et courtois, Pascal Quignard lui suggérera de trouver un nouveau titre.

Le 15 novembre 1983, un « porteur spécial » convoie jusqu’à Gif les épreuves de Catherine. Un styliste est né. Quelqu’un capable d’écrire : « Maintenant je sais ce que sont les miracles de l’enfance, le temps perdu, les séjours tardifs, hâtés, harassants dans lesquels on entre, la maladie, l’éventualité chronique de la mort avec lesquels on lutte de vitesse, la tentation de lâcher la plume, de quitter le papier tant l’on est inégal à la tâche, dépassé par l’objet. » Et c’est ainsi que Bergounioux est grand.