Livres hebdo, 25 janvier 2013, par Jean-Claude Perrier

Clichy tragédie

Mythe, épopée, drame, balade, le nouveau Vincent Eggericx surprend fort.

Ce qu’il y a d’épatant, chez Vincent Eggericx, c’est que, d’un livre à l’autre, il se montre à la fois fidèle à lui-même, à son talent, à sa grande exigence littéraire, et absolument surprenant, voire déroutant. Ainsi, après L’Art du contresens (Verdier, 2010), croyait-on l’avoir laissé à Kyoto, savourant les plaisirs raffinés des geishas et des cerisiers en fleurs. Et le voici de retour à Paris, place Clichy, avec un livre inclassable, sombre et violent, lyrique et érudit, nourri de la mythologie et des textes grecs, de peinture et de science anatomique.

Construit en trois actes, eux-mêmes subdivisés en 8, 9 et 9 chants scéniques, Peau d’ogre, comme les grandes tragédies, a une intrigue assez simple : Nemo, un poète d’un certain âge, alcoolique, vient un soir se perdre au Jardin de l’Enfer, une « grotte » près de la place Clichy tenue par le gros Jean-Baptiste, avec Rodrigue le serveur et Joseph le gardien – des prénoms pas choisis au hasard. Dans cette espèce de cour des Miracles moderne, il croise quelques trasvelos épuisés, et Bachir, « le petit Arabe » pickpocket, ou Teddy le tatoué, ainsi qu’un voyou zaïrois, Seven le rasta, qui le fascine. Après une couple d’heures, où il picole bière sur bière en songeant à son ami le peintre défunt, qui habitait le quartier, il se laisse inviter par le garçon. Anankè, fatalitas, son destin est ainsi scellé. Il le sait, et le narrateur, qui parle de son personnage en le voussoyant, nous prévient que cette histoire aura une issue funeste. Mais Nemo y consent, et, comme on va au martyre, accompagne son charmant futur bourreau jusqu’au bout de la nuit.

D’abord au Josaphat, une boîte populeuse où ils continuent de s’imbiber de concert. Puis, ayant trouvé un taxi qui devine son rôle de nocher, jusqu’à la porte de Saint-Ouen où, une fois franchie la Douane de Nuit, le drame se dénouera dans une sente obscure, en un combat homérique, un massacre digne des gladiateurs, une danse macabre qu’on dirait peinte par Francis Bacon, un martyre pasolinien. Rideau !

Le texte est dense – si riche qu’il faut le lire lentement, à haute voix, afin d’en pénétrer tous les arcanes et d’y prendre plaisir –, la disposition exprès étouffante, le projet littéraire ambitieux et ingénu, superbement hors du temps et des modes.