Télérama, 1er février 2012, par Nathalie Crom
« Nous nous sentions comme des réprouvés : les livres parlaient de Paris, jamais de nous. »
Entretien avec Pierre Bergounioux. Propos recueillis par Nathalie Crom.
L’étude et le savoir ont émancipé et ouvert aux mystères de l’existence cet écrivain né en Corrèze, voix majeure de la littérature française.
L’enfance et le temps sont les deux pôles du territoire littéraire qu’arpente, depuis près de trente ans, Pierre Bergounioux. Plus de soixante titres, souvent des récits d’essence autobiographique, sont venus ponctuer cet itinéraire d’écrivain. Des textes qui puisent à sa propre histoire : celle d’un enfant né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à Brive-la-Gaillarde, qui a grandi en Corrèze avant de venir faire ses études supérieures à Paris, et devenu des décennies plus tard l’une des quelques voix essentielles du paysage littéraire français. Écrire et enseigner : voilà ce qui a occupé l’existence de Pierre Bergounioux. En marge de quoi ont trouvé place d’autres passions : la sculpture, l’amour de l’entomologie et des arts africains. Alors que paraît le troisième volume de ses Carnets de notes,rencontre avec un homme érudit et chaleureux, hanté par la question des origines.
Vous souvenez-vous de l’irruption de la littérature dans votre vie ?
J’ai toujours énormément lu, dès l’enfance. En même temps, il existait une règle invariable : les livres que je lisais se rapportaient toujours à des endroits où je n’avais jamais mis les pieds. Et réciproquement, les lieux qui m’étaient familiers, l’univers dont j’avais l’expérience sensible, étaient dépourvus d’écho dans le registre éclatant, prestigieux, sacralisé de la littérature. Ce qui était notre expérience, notre vie, n’existait qu’une seule fois, dans les choses elles-mêmes. Tandis qu’inversement il existait au loin des choses dont on n’avait aucune connaissance pratique, et qui seules, étrangement, étaient pourvues de cette image resplendissante dont les livres étaient le miroir. Il me semblait qu’il y avait des mondes qui sécrétaient naturellement de la littérature. Depuis toujours, les livres, mais aussi la presse, les magazines, les actualités qu’on voyait au cinéma, tout ce tourbillon d’images représentait invariablement Paris. Et jamais, au grand jamais, nous n’avions vu apparaître sur écran le petit monde dont nous étions à la fois les habitants et les otages. On sentait bien qu’il y avait deux univers : le nôtre, entouré d’une sorte de malédiction, de relégation inexpliquée, et un autre, dépositaire de toutes les clartés, de toutes les perspectives, vers quoi il semblait qu’il serait peut-être bon de se transporter.
Qu’est-ce qui a brisé cette malédiction de Pierre tant individuelle que collective ?
J’ai partagé l’expérience classique de ma génération. Je suis de 1949, j’appartiens à la vague des baby-boomers. Jamais le peuple français n’a mis en circulation autant d’enfants qu’en cette année-là : nous étions 930 000. Cet élan démographique, qui succède à l’inquiétude et aux grands drames qui ont marqué la période immédiatement précédente, coïncide avec un événement dont on n’a pas mesuré sur le moment les conséquences, une sorte de révolution silencieuse : la fin de la petite paysannerie. S’est produite, à ce moment, assez brusquement, une reconversion de toute une partie de la population française dans d’autres secteurs d’activité : l’industrie, et surtout le tertiaire. On ressent alors un besoin de main-d’œuvre qualifiée et, concrètement, cela veut dire que les gosses qui avaient vocation à arrêter leurs études à la fin de l’enseignement primaire ont été poussés à aller plus loin, pour acquérir des capacités plus importantes.
Cela a été ma chance, et celle de ma génération. Du jour au lendemain, nous avons vu s’ouvrir devant nos yeux des perspectives physiques et mentales nouvelles. Physiques d’abord : on va partir, quitter la région. Pour la première fois, on ne va pas reproduire à l’identique la vie de ceux qui nous précédaient et qui n’avaient jamais franchi les limites du canton. Perspectives mentales aussi : on va prendre notre part de cette culture scolaire, savante, lettrée, citadine, centrale, dominante… dont nous étions, de toute éternité, excommuniés. Voilà ce qui nous est arrivé.
Mais la révolution mentale est seconde. Ce qui est premier, c’est ce que les sociologues appellent les bouleversements morphologiques. La fin d’une classe sociale. En 1914, il y a 10 000 étudiants en France. En 1945, environ la moitié de la population française a encore pour horizon le travail paysan. En 1966-1967, lorsque je commence mes études secondaires, nous sommes 600 000 dans ce cas. Je ne fais jamais qu’illustrer, à mon échelle chétive, un processus historique dont l’ampleur est prodigieuse. Et qui s’est traduit à l’échelle individuelle par une sorte de conversion. Il a fallu mourir à celui qu’on était, à celui que l’endroit où nous avions grandi avait fait de nous, pour tenter de renaître autre.
Est-ce allé avec un sentiment de trahison sociale ? Une certaine mélancolie ?
Cela s’y apparente, même si c’était ambigu. On perdait des choses auxquelles on était attachés, tout ce à quoi on avait cru. Et on devait embrasser les vues qui avaient cours au loin, car les nôtres étaient en quelque sorte dépourvues de toute valeur, toute portée, toute universalité, donc de signification. Mais en même temps, et peut-être est-ce là ce qui nous a aidés à franchir le pas, on commençait à recueillir, même si c’était de façon intermittente et confuse, les échos d’un monde extérieur qui se confondait avec le futur.
C’est une réflexion que vous avez construite a posteriori…
Bien sûr. Il fallait que je dispose d’instruments de pensée qui n’étaient pas disponibles sur place. Pour parodier Pascal, je dirais que tout notre malheur venait de ce que nous ne disposions pas des outils propres à nous permettre de nous représenter ce que nous étions. Nous nous sentions comme des réprouvés, privés de cette existence seconde, magique, que la culture lettrée confère aux êtres et aux choses. Concrètement : les livres parlent de Paris, la littérature reflète de mille manières Paris, centre de décision, foyer de la valeur des choses. Dans les rayonnages de la bibliothèque municipale que je fréquentais assidûment, durant toute mon enfance et mon adolescence j’ai cherché, sans le dire, le livre énigmatique qui aurait agi comme un miroir et dans lequel j’aurais découvert qui nous étions, quelque déplaisante et humiliante que puisse être l’image de nous-mêmes que j’y aurais trouvée. J’ai cru, dans un premier temps, que j’avais mal cherché, que ma maladresse m’avait interdit d’aller vers ce livre. Et il a fallu qu’un certain nombre d’années supplémentaires s’écoulent avant que je comprenne que le livre en question était resté dans l’encrier.
Est-ce pour écrire ce livre qui n’existait pas que vous êtes devenu écrivain ?
Peut-être bien. Sachant qu’il fallait, à cet effet, effectuer une sorte de grand détour par les livres « étrangers » qui conditionnaient la composition de cet ouvrage « indigène ». Il s’agissait de prendre sur soi le point de vue d’un autre, pour accéder à cette vérité de soi qui nous demeure étrangère aussi longtemps qu’on ne s’est pas éloigné, qu’on n’a pas porté sur soi-même un regard distant et dépassionné. Une vérité qui, pour être la nôtre, ne nous en demeure pas moins dans un premier temps fermée. La seule issue était celle de l’école républicaine. Il fallait étudier, apprendre, le chemin était là.
Vous êtes aussi devenu enseignant, y a-t-il un rapport ?
Je n’ai aucun mérite à cela, pour deux raisons. La première est que ma mère était bachelière en 1940, à une époque où 3 % des jeunes filles seulement accédaient au bac. Ce petit bout de femme aimante, attentive, éclairée, a été continuellement penchée sur mon épaule, tout le temps que je suis resté dans ma petite sous-préfecture. Me communiquant tout ce qu’elle avait pu elle-même acquérir, après quoi je n’ai plus eu qu’à continuer sur la lancée qu’elle m’avait imprimée. La deuxième raison est que ma grand-mère paternelle avait désiré, je ne sais pourquoi, que mon père soit professeur d’espagnol. Mais la guerre est survenue, ça ne s’est pas fait, et tout cela m’est tombé sur la tête, accru du poids de deux générations. Je n’avais aucune chance de ne pas devenir enseignant. C’était écrit à l’encre sympathique dans le grand registre noir de mon imagination : un jour, tu seras prof – et je le suis devenu.
Nous n’y sommes donc pas pour grand-chose, dans ce qui nous arrive ?
Très peu. Nous sommes le jouet des circonstances plus que les maîtres. Il me semble que l’essentiel était dit avant même que je ne voie le jour. À la fois dans les grandes lignes – en l’occurrence, cette « fin des terroirs » ainsi que l’a définie l’historien américain Eugen Weber – et de façon plus individuelle. Un caractère de fatalité s’attache à une origine sociale et géographique. La géographie, c’est une histoire. Le fait de voir le jour sur la bordure occidentale du Massif central, dans une région de terres mauvaises et de faibles ressources, a un certain nombre de conséquences. Jamais les personnes que je côtoyais là durant mon enfance n’ont soupçonné la puissance libératrice de la culture lettrée.
Vous avez longuement étudié : la littérature, la philosophie, l’art, l’histoire, la sociologie, mille autres savoirs… Écrire avec toutes ces connaissances et cette conscience du passé, n’est-ce pas parfois lourd, voire décourageant ?
C’est la question de toute une vie pour moi. La connaissance, que nous ne pouvons pas ne pas prendre, de ceux qui se sont mêlés avant nous d’établir le sens du monde, n’est-elle pas mortelle ? Pour ne rien vous cacher, lorsque je lis, d’Homère à Faulkner, et avec eux tous les auteurs qui au fil des siècles ont fait avancer la conscience humaine contre les forces de l’ignorance et de l’obscurité, j’ai du mal à ne pas réprimer un sanglot. Je me sens littéralement écrasé. Mais je me rappelle simplement ce fait : nous sommes les vivants. Ils ont eu leur jour, ils en ont livré le sens avec une intelligence, une sensibilité à quoi il semblerait que rien ni personne ne puisse plus atteindre. En ce sens, mes initiatives sont misérables, d’oser prendre encore la plume. Mais d’un autre côté, pour les adeptes de la culture rationnelle que nous sommes depuis la Renaissance, le monde reste une énigme. Il est neuf chaque jour, et il nous appartient de le déchiffrer. C’est notre affaire, à nous les vivants, d’interroger ce mystère. Et même si nous échouons finalement, au moins aurons-nous livré bataille. Nous nous serons efforcés de percer l’énigme à quoi le monde et nos vies s’apparentent. On aura l’éternité pour se reposer de nos peines.
L’insatiable soif de connaître ce qui s’est écrit et pensé avant vous n’entraîne-t-elle pas une dévoration du temps ?
J’ai essayé de trouver un compromis acceptable entre ces deux exigences, écrire et lire, chacune revêtue d’un caractère d’absolue nécessité. Si on ne lit pas, si on n’essaie pas de prendre la mesure du point qu’ont atteint ceux qui nous ont devancés et qui conditionnent l’invention présente, on s’expose à refaire ce qui a d’ores et déjà été fait, et sera, à ce titre, frappé de nullité. Quiconque ignore l’histoire de la partie qui est sienne s’expose à des candeurs qui ne pardonnent pas. Les innocents n’ont jamais les mains pleines. Il est indispensable de savoir ce qui a été accompli pour trouver son propre style. Le style qui est une manière de voir, d’être, de ressentir, de dire, mais rarement une manière d’écrire. Le style n’est pas un artifice, une sorte d’excipient formel qu’on ajouterait à un contenu.
La littérature a à voir directement avec la vie. Si elle se ramène à des jeux d’alexandrins, elle n’en vaut pas la peine. Le fait de voir une chose pour ce qu’elle est change la chose, change le monde, et nous change. Ce qui nous accablait, nous aliénait, perd son pouvoir. Le monde n’est ce qu’il est que parce qu’il inclut l’idée qu’on se fait de lui. Il vaut parce qu’il y a vous, parce qu’il y a moi.
Écrire, c’est entrer dans un processus d’élucidation, donc de libération ?
J’ai toujours fait le plus grand cas de ce que la littérature pouvait offrir d’éclaircissement sur le mystère de nos vies. J’ai déploré enfant que nul adulte ne puisse répondre à mes questions, que nul livre ne rende compte de l’expérience foncière et originelle qui était la mienne. Lorsque l’heure a été venue, le gosse de 6, 12,15 ans que j’avais été m’a tiré par le coude et m’a dit : tu as vieilli, les temps sont accomplis, il te faut faire droit à la requête que j’ai présentée aux adultes d’alors qui n’ont pas su me répondre. Tu es devenu un vieil homme, c’est à toi de me livrer cette explication dont je ressens toujours l’extrême besoin. Tu vas gagner ta table de travail, prendre du papier et un crayon, et me fournir enfin la réponse aux questions que je pose. Jusqu’à la quarantaine, à ce point absorbé par les études savantes, je n’avais pas eu une pensée pour les grands mystères de l’enfance et de l’adolescence, que j’avais en quelque sorte passés par profits et pertes. À 40 ans, je me suis dit qu’il était temps d’y revenir, de m’en retourner vers ce monde étrange que j’avais habité, pour essayer de le clarifier.
Tout cela est lié à notre culture rationnelle : nous ne pouvons pas nous contenter du monde tel qu’il est. Outre les choses, il nous faut l’explication des choses. Si nous étions d’une autre culture, animistes par exemple, nous aurions un rapport immédiat avec ce qui n’est pas nous. La culture rationnelle dont nous sommes pétris a pour effet que nous exigeons des choses qu’elles nous livrent leur essence, au-delà des apparences.
Tenir minutieusement ces carnets, qui rendent compte au jour le jour de votre quotidien, est-ce une autre manière de lier l’écriture et la vie ?
Là encore, je suis le fils de mes parents. Mon père a pris le parti, lorsque nous sommes nés mon frère et moi, de tenir des cahiers dans lesquels figuraient les événements menus qui émaillaient notre existence. Je me suis borné à poursuivre quelque chose qui avait débuté dès avant que je sois. Ce souci, qui m’a pris vers la trentaine, s’inscrivait dans cette habitude qui m’avait préexistée. Simplement, je pouvais introduire dans ce livre de raison des attendus auxquels mes parents n’avaient pas forcément accès, parce qu’ils n’avaient pas bénéficié d’une éducation prolongée, contrairement à moi qui n’ai rien fait d’autre qu’étudier jusqu’à mes 25 ans.
Consigner ainsi le quotidien, c’est aussi sauver les choses, les êtres de la disparition ?
C’est vouloir follement conserver la mémoire d’un certain nombre de faits qui, de prime abord, semblent peu importants. Il eût été plus simple et reposant de s’abstenir. Mais ce qui peut m’inciter à tenir ces carnets est que je me défie de celui que je suis aujourd’hui, et que je crédite celui que je serai demain d’un discernement supérieur. Je postule que, peut-être, celui que je serai demain trouvera profit à reconsidérer ce qui a en partie échappé à celui que je suis aujourd’hui. Et accédera, par ce moyen, à une compréhension plus exacte, plus précise de cette étrange affaire que c’est de vivre.