Diasporiques, décembre 2005, par Maurice Mourier
Georges-Arthur Goldschmidt ou comment survivre
Mais d’abord pourquoi « une œuvre », alors qu’il y a deux livres ? Le premier se présente comme non défini, c’est un hybride (un fragment de « récit de vie » – pour employer la terminologie de Philippe Lejeune, mais nous verrons qu’il ne s’agit en fait pas du tout de ça – qui débouche sur une sorte d’essai consacré à Kafka). Le second, sous-titré « récit », est plus linéairement lié à la biographie du narrateur, mais à distance, nous le verrons aussi.
Et quelle biographie ! Voici ce qu’on a cru en saisir, au terme d’une reconstitution peu aisée, du fait des lacunes précisément.
Soit un garçon allemand, né en 1928 dans une excellente famille de la Hanse : belle bibliothèque, belle demeure, vie heureuse et cossue à Hambourg, vacances dans un village près de la mer. Le chef de famille est juif mais pas son épouse. L’enfant est élevé dans la religion luthérienne, il n’a très longtemps aucune idée de cette judéité de fait qui va faire son malheur. Au moment où Hitler prend le pouvoir, M. Goldschmidt père affirme en lisant le journal : « Ce type-là, au bout d’une semaine il aura déposé son bilan ! ». Pourtant, même pour ces bourgeois totalement intégrés qui croient ou veulent croire que le national-socialisme n’est qu’un cauchemar et qu’il va cesser du jour au lendemain, la vérité peu à peu s’impose et en 1938 leur décision est prise, douloureuse : ils se séparent de leurs deux fils en les envoyant en France dans un pensionnat savoyard.
En 1942 le père fait sa valise et se rend, muni de « vêtements chauds » comme l’a précisé la lettre de convocation, à la gare d’où part le train des déportés. Il survivra mais ne rentrera chez lui que pour succomber, avant ou après sa femme, qui s’est laissée mourir de chagrin d’avoir perdu ses enfants, le lecteur ne le sait pas.
Orphelin dès l’âge de dix ans puisque ses parents ont disparu brutalement de son horizon, le petit garçon passe au pensionnat six longues années, dans la terreur et la honte, constamment giflé et fouetté pour ses « mauvaises habitudes », sans parler un seul mot d’allemand, langue qui n’est plus la sienne, qu’il croit avoir oubliée jusqu’au jour où, après la Libération, sa directrice-marâtre l’utilise comme interprète (deux prisonniers viennent d’être affectés au pensionnat pour y remplir des tâches domestiques). Durant toute cette interminable durée l’enfant – car c’est encore un enfant immature, que l’on bat et que l’on humilie publiquement en 1945, à dix-sept ans passés – s’évertue à subsister, si solitaire que son frère aîné, pourtant affecté au même bagne que lui, n’est jamais mentionné que par raccroc dans le récit. Enfance prolongée, sans issue, rompue seulement, en 1943, par la dénonciation dont il est l’objet (la cuisinière du pensionnat les vend, son frère et lui, comme juifs, pour cent francs chacun, à la Kommandantur locale), ce qui oblige ses éducateurs-geôliers, qui sont en même temps ses sauveurs et il ne l’oublie jamais, à le confier à un couple de fermiers dans un hameau reculé, plus haut en montagne : intermède apparemment heureux car le texte n’en souffle mot mais livre exceptionnellement un nom, celui des hôtes d’accueil (les Allard).
La délivrance – relative – intervient en 1945 quand la directrice – celle qui trouvait normal et sain, du point de vue moral, de faire donner ou d’administrer elle-même, à un grand adolescent de dix-sept ans, une fessée de verges de bouleau et ce à la moindre incartade, en présence de tous les camarades conviés au spectacle afin qu’ils pussent au mieux profiter de cette pédagogie de porcs – décide de présenter son mauvais sujet n°1 à la première partie du baccalauréat. Reçu, il file dans un autre orphelinat, mais à Pontoise. On devine que la discipline n’y est plus aussi médiévale. Est-ce pour cette raison que ses études marchent moins bien, qu’il échoue deux fois à la seconde partie de l’examen avant, dans un effort désespéré, de réussir enfin et de conquérir sa liberté, confondue avec l’arrivée à Paris, confondue surtout, bien plus tard, avec la rencontre de la femme aimée qui, par sa seule présence – on l’entrevoit à peine, dans les ultimes pages, gonflées d’allégresse, du Recours –, a effacé tout le malheur ?
Oui, sans nul doute, puisque le paradoxe, en somme révoltant pour le lecteur, qui parcourt et coud ensemble les deux livres, c’est bien que le héros de cette tragédie, traité constamment en coupable, a trouvé sa satisfaction provisoire dans l’absurdité même de cette condamnation, s’est voulu coupable, s’est précipité dans l’essence négative qu’on lui imposait, a aimé ses ignobles fouettards, par masochisme, désespoir, choix philosophique, tout cela (et bien autre chose) à la fois, dans une confusion extrême des sentiments et des affects. Mais n’anticipons pas.
« Prose, prose comme le chacal », disait Henri Michaux. La reconstitution ci-dessus, laborieuse et pédestre, à nous aussi qu’une enfance globalement heureuse a préservé de cette maladie de l’âme, soudain fait honte. Car le narrateur, s’il l’avait voulu, aurait été clair sur les circonstances, les personnages, les lieux, alors que, par exemple en ce qui concerne ces derniers, il fournit au compte-gouttes des indications précises permettant de situer son pensionnat maudit, si parcimonieusement en fait qu’on a parfois l’impression de lire L’Invitation de Claude Simon, cette admirable évocation d’un voyage de prestige des Nobel en Russie, qui réussit la gageure de ne citer qu’une seule fois, et comme par hasard, le nom d’une ville de l’ex-Union soviétique.
Plus exactement : le narrateur du Poing dans la bouche semblait parti pour une autobiographie partielle de cette période-clé de son existence – entre dix et dix-neuf ans – où il a connu, avant sa résurrection, une passion d’autant plus inutile qu’il ne pouvait pas se dorer la pilule, lui, en se prenant pour le fils de Dieu. Il dit « Je », assumant ainsi son aventure, il s’engage hardiment dans des confessions à la Rousseau, et la comparaison n’est pas fortuite puisque, pour lui comme pour Jean-Jacques, toute la vie future et singulièrement la vie sexuelle aura en définitive dépendu de l’expérience – traumatisme et jouissance masochiste mêlés – de la fessée administrée par une femme, ou sur l’ordre d’une femme.
Mais justement tout se passe comme si continuer à raconter au plus près de soi-même enfant était impossible ou obscène, ou bien – et c’est là plutôt notre conviction de lecteur – littérairementindécent. On se souvient que Jacques Prévert, sollicité par son vieux copain Marcel Duhamel, ci-devant patron de la Série Noire, de lui trouver un titre pour l’autobiographie qu’il s’était décidé à écrire, eut cette trouvaille de génie, qui fut retenue aussitôt : « Raconte pas ta vie ». Et en effet un véritable écrivain – ce que n’était nullement Marcel Duhamel, à la différence de Georges-Arthur Goldschmidt – se perd en tant qu’artiste s’il raconte sa vie tout de go. Il faut qu’il la triture, la transforme, qu’il la mente ou au moins qu’il la déchire, ne laissant subsister de ce tissu trivial et répétitif de petits faits insignifiants qui constitue toute existence qu’une trame suffisamment lacunaire et trouée pour que, se penchant dessus, le lecteur y entrevoie les constellations que Victor Hugo déchiffrait à travers le manteau d’un vieux pauvre.
Donc, le narrateur rompt le fil de son histoire à peu près au moment où les sévices subis en Haute-Savoie font de son bambin souffre-douleur un martyr au sens étymologique du terme, et il se lance dans une passionnante recension des textes (Rousseau, mais aussi Flaubert, Rimbaud, Lautréamont, Artaud et enfin Kafka, l’intercesseur essentiel) qui ont décidé de sa survie et de son destin (de germaniste, de traducteur, de critique, d’écrivain).
L’autobiographie avortée, les multiples digressions en forme d’essais occupent la totalité du premier livre et, comme à l’évidence on n’en avait pas fini avec les années cruciales et cruelles du pensionnat français, un second livre se met en route qui cette fois-ci pourra aller plus loin et dans l’analyse psychologique et dans l’évocation des paysages et des sensations, bref fera ressurgir tout entier ce Combray infernal, au lieu de n’en dessiner, comme au début de La Recherche, qu’une image plate et parcellaire où il est toujours sept heures du soir.
Mais, pour que l’opération réussisse, il a fallu que le narrateur du Recours s’éloigne en apparence de son personnage, utilise désormais le « il », quitte le ton de la confidence tremblée pour celui, plus assuré, du récit. Est-ce au détriment de l’émotion ? Que non pas ! Au contraire c’est dans le second livre, qui reprend d’emblée le décor du premier en lui donnant les arrière-plans qui lui manquaient, puis conduit le héros bien plus avant dans ce qu’il pourra appeler, un jour, la trajectoire de sa destinée, que la puissance poétique de l’écriture se déploie et que le narrateur, délivré en partie de son moi, peut transmettre au lecteur son jugement profond sur la douleur, la violence et le monde. Ce qui ne signifie nullement que Le recours vienne accomplir ce que Le poing dans la bouche aurait laissé en plan. L’unité des deux textes ne se contente pas de survivre à leurs éclatantes différences, stylistiques notamment, elle se bâtit de ces différences mêmes, comme si deux éclairages successifs, portés sur une même réalité, avaient le pouvoir, en recoupant leurs pinceaux, de conférer à l’attachant héros, au paysage malgré tout grandiose, car plus qu’à moitié imaginaire, où il se meut, ainsi qu’à l’Histoire, la grande, qui se fait tout de même à son insu et dont lui parviennent de faibles échos, enfin à la pensée contemporaine de l’écriture, qui reprend ces éléments, les brasse et les juge, l’essentielle profondeur de champ les autorisant à exister dans leur vérité. Des deux volumes si riches, qu’on considérera pour finir comme un opus unique, jaillissent alors de formidables questions.
Elle traverse tout le livre. Qu’est-ce que la découverte d’une autre langue à la structure fondamentalement opposée apporte à un enfant écrasé par la perte de l’idiome chargé de douceur et de charme dans lequel sa maman chantait ? Le français avec sa rationalité, sa clarté, sa sécheresse, son incomparable subtilité – ce n’est pas moi qui le dis, mais l’auteur ! – comment ne pas comprendre qu’il fut, pour l’orphelin dépouillé de tout, l’instrument même de la libération intérieure, par le truchement des écrivains au premier chef, qui seuls savent « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » ? Mais les pages vraiment étonnantes sont celles qui concernent l’allemand, langue révolutionnée et avilie dans sa substance même par l’usage qu’en fit le nazisme dans la création de mots composés grotesques, la raucité et la brutalité des phonèmes, le rythme de la phrase devenu saccadé, horriblement viril, dans la mort programmée de la mélodie. Avec férocité, Goldschmidt fait d’ailleurs remonter ce dévoiement à toute une philosophie allemande pâteuse, solennelle, sirupeuse, qui, selon l’auteur, dissimule derrière sa phraséologie absconse le vide de la pensée. Contre cette langue académique qui contient en germe le nationalisme mortifère et même la solution finale, le talent littéraire ne brille, mais de quels feux !, que sur les marges de la germanité, chez le tchèque Kafka ou le suisse Walser.
Dans un des plus beaux romans du XXe siècle sur la quête de l’identité, Bourlinguer, Blaise Cendrars se pose à lui-même – il a soixante ans – la question redoutable : « Qui suis-je ? », et bien entendu n’y répond pas. Mais autrement chargé d’angoisse et côtoyeur de gouffres baudelairiens le questionnement qui circule sous la peau frémissante de ce livre, le transformant en une quête éperdue de l’être : « Suis-je ? » Car, dès les années à peu près quiètes de la petite enfance, quand le merveilleux parler maternel se rhinocérisait en gueulements poussés par les petits-bourgeois à la nuque rasée, disciples béats de l’affreux Himmler, l’aryen sans menton, le gamin se sentait ravalé au-dessous de l’humanité médiocre qui l’entourait au village, et changé sans savoir pourquoi en chose, même pas, en raclure de bottes, en débris prêt à être balayé sous la porte comme Gregor Samsa à la fin de La Métamorphose.
Devenu adulte et poursuivant à la Sorbonne des études de philosophie avant d’embouquer, pour des raisons de commodité bien comprise, le chenal plus large pour lui de la germanistique, il s’était longuement frotté de Kant et de Wittgenstein (sans toucher semble-til, pour des raisons évidentes à Heil-Degger, le philosophe nazi), mû bien en vain par l’espoir de fourrer d’un peu de plénitude au moins intellectuelle son existence creuse.
En fait pourtant c’est bien avant, à l’automne 1943 (il a quinze ans et végète sur ses montagnes inaccessibles), qu’une illumination tout intérieure, une prodigieuse expérience mentale d’« élévation » (on retrouve Baudelaire), l’a littéralement arraché au sol rugueux du manque d’être, faisant de lui seule occurrence du yiddish dans le livre – un luftmensch, un « piéton de l’air », dans une extase dont nous possédons un autre témoignage littéraire, celui d’Eugène Ionesco, lui aussi juif à demi (mais par sa mère), qui devait relater ce moment unique à plusieurs reprises, dans des pages décisives de son Journal en miettes puis dans la pièce jouée par Barrault qui porte justement ce titre :Le Piéton de l’air. À la base de ce moment, rien de conceptuel, seulement l’appétit de vivre, fait d’un mixte indissoluble d’instinct vital et de certitude ontologique : je plane, donc je suis, et rien, ni votre négation de moi, ni votre bassesse de blockhaus ne pourra plus m’atteindre.
Est-ce être juif, cela ? Alors, être juif se situerait définitivement ailleurs de tout communautarisme, même culturel, et ne serait plus que la métaphore universelle d’être homme, d’être tout simplement, certitude combattante dont ne sont privés que les plus tristes des aliénés, payée cependant du tribut exorbitant prélevé par l’Histoire.
Ici je laisse la place à des lecteurs plus compétents que moi pour se colleter avec la complexité extrême des conclusions que Georges-Arthur Goldschmidt tire, aujourd’hui du moins, du fait de n’être pas juif – puisque chrétien de formation – et cependant de l’avoir été au point d’être puni pour cela, et de l’être dorénavant et pour toujours plus intimement encore du fait de la Shoah, événement béant, à jamais incompréhensible et inexpiable. Les pages les plus éclairantes du livre esquissent une relecture du Procès de Kafka, qui souligne le scandale fondateur du texte : Joseph K. se sait coupable à proportion même de son innocence, qui est absolue. Coupable d’être innocent ? Bien que le paradoxe en soi semble suffisamment compliqué, je crois que ce n’est pas si simple. Coupable d’être homme plutôt, à mon avis, d’appartenir à une humanité chargée de tant de crimes. Une humanité qui infligea, par perversité pure, et qui continue d’infliger des souffrances si abominables à l’homme, coupable ou innocent peu importe, qu’il faudrait des milliards d’années pour que ne s’entende plus, d’un bout à l’autre de l’univers né (peut-être) du Big Bang, le hurlement poussé un jour banal, en place de Grève, par un banal condamné.
Telle est la substance de l’admirable page 94 du Recours, toute ruisselante de ce que Shakespeare nommait the milk of human-kindness. Car elle existe aussi, malgré tout, cette tendresse humaine, mais voilà, elle ne rédime rien. Cette morale que moi, non juif, j’extrais de ces deux ouvrages, n’est pas bien gaie et je m’en excuse, espérant seulement vous avoir donné envie de dévorer toutes affaires cessantes des pages qui scintillent et brûlent.