La Croix, 5 février 2004, par Nathalie Crom
L’homme et la langue, une intime conciliation
La vie de Georges-Arthur Goldschmidt, essayiste et traducteur – de Nietszche, de Goethe, de Kafka, de Handke… –, a déjà nourri, sous sa plume, plusieurs récits fictionnels, ainsi qu’une très intense, douloureuse autobiographie. C’était, il y a trois ans, La Traversée des fleuves (Seuil, coll. « Fiction et Cie »), ou l’histoire d’un enfant né à la fin des années 1920 du côté de Hambourg, dans une famille de la grande bourgeoisie allemande à laquelle le nazisme allait dramatiquement rappeler son origine juive qu’elle avait oubliée depuis plusieurs générations. On retrouvait, dans les années 1940, l’adolescent exilé dans un pensionnat de Savoie, faisant l’apprentissage de la perversité des relations humaines, de la brutalité et du désir de domination, cherchant entre sensualité masochiste et mysticisme exalté sa propre vérité, finissant par en trouver chez Rousseau l’amorce, et avec elle un certain soulagement de la honte, du sentiment d’isolement.
De cette bouleversante Traversée des fleuves, Le Poing dans la bouche qui paraît aujourd’hui n’est pas vraiment la suite, pas non plus un prolongement digressif, mais plutôt une sorte d’approfondissement – un regard porté sur ces mêmes années d’apprentissage, mais considérées cette fois sous l’angle du langage, de la façon dont, inconsciemment, l’individu s’y fonde, y habite et y construit son rapport au monde, aux autres, à lui-même.
Deux langues se disputent, en l’adolescent des années 1940, la prééminence. Il y a d’abord l’allemand, la langue maternelle, celle des contes dits le soir par la voix maternelle, celle des chants de Noël et des premiers émerveillements face au monde, mais à présent « voilée de tristesse et d’ombre que rien, jamais plus, ne disperserait », comme porteuse d’« un ineffaçable remords », dès lors qu’elle est « liée au crime absolu », qu’elle s’est offerte aux bourreaux, s’est laissée dénaturer et pervertir. Et il y a le français, « une langue aérée, une langue de grand large qu’on pouvait emporter au loin », une langue qui lui apporte, un jour d’octobre 1943 – tandis qu’il recopie par punition un des Caractères de La Bruyère – une première certitude : elle est une « surrection originelle par laquelle on tombe véritablement en soi », « une fulguration dont naît l’assise qui sera invariable tout au long de la vie ».
Les découvertes littéraires successives – Pascal, Retz, La Fontaine, Bossuet, Flaubert, Beckett côté langue française, Nietszche, Hölderlin, Heine, Rilke…, Kafka surtout, côté langue allemande –, viendront nourrir cette rivalité qui, à dire vrai, n’en est pas une : pas de rapport de force entre les deux, en effet, mais, de la part de Georges-Arthur Goldschmidt, une patiente évaluation de ce qu’à chacune d’elles il doit, de la façon dont chacune le constitue, l’autorise à éprouver avec intensité et lucidité l’homme qu’il est – un homme qui, avec tendresse, comme réconcilié avec lui-même, peut se tourner vers l’enfant qu’il fut, « mauvais enfant » honteux de ses origines, marginalisé et douloureux, puisant ses forces vitales dans l’assentiment au châtiment et la soumission, avant de les trouver dans la littérature et « sa permanente insuffisance ».