La Quinzaine littéraire, 16 mars 2005, par Agnès Vaquin
Un garçon solitaire
Il est des enfances dont on ne se remet pas. En parler, écrire des livres, ça ne sert à rien, on n’en finit jamais. C’est le tonneau des Danaïdes. Et si quelqu’un en sait quelque chose, c’est bien Georges-Arthur Goldschmidt !
L’auteur de ce petit livre troublant a choisi de se désigner à la troisième personne. Sa famille habitait Hambourg. D’origine juive, son père était de confession protestante. Voyant venir le pire, ce dernier, en mars 1939, envoie ses enfants en France. Georges-Arthur est confié à une institution religieuse près de Sallanches, en Haute-Savoie. Il a alors une dizaine d’années. Les quatre ans de guerre passent. La famille, c’est terminé : « Sa mère était morte de mort naturelle, son père avait survécu à la déportation et venait de disparaître ». On est en 1947. Le jeune homme se retrouve « en face de Pontoise », dans un orphelinat. Ses études, l’amour du pays d’accueil et, plus tard, la présence d’une « femme aimée » vont sauver en lui ce qui pouvait l’être. Mais il lui reste un chagrin « inguérissable », « ineffaçable » : « Pourquoi ne peut-on pas rester avec les parents ? Ce chagrin irréparable évide l’être à tout jamais. » On en prend pour la vie, de cette : « souffrance telle qu’elle aurait dû d’un coup abolir le monde. » S’y ajoute le ressentiment, contre l’offense, en particulier, faite à la langue allemande que l’adolescent pratique encore parfaitement : « Cette langue souillée à tout jamais, sans rémission, par le crime qui l’habite au cœur. » Contre l’oubli aussi, constaté en 1949, lors d’un premier voyage : « Il n’avait pas une maison, pas une rue, pas une personne qui n’ait vu passer les convois gris dont tout le monde connaissait la destination. » Il sera question d’un second voyage, au lendemain de la réunification : « Rien n’a eu lieu et sur l’Ettersberg on ne voit rien de l’immense pente de Buchenwald, on ne voit plus rien de la souffrance accumulée là. »Toutefois, dans ce livre, si l’on va à l’essentiel, on lit autre chose. C’est la guerre. Ce garçon est juif et sait ce que cela signifie. Il grandit sans famille, dans une pension perdue où l’on use et abuse des punitions, où les châtiments corporels tombent avec une sévérité et une ostentation suspectes. Comment se forme une personnalité dans un tel contexte ? À quelles sources d’énergie la volonté de vivre peut-elle puiser ? En un mot, quel « recours » contre l’horreur de chaque jour ? La solution ici trouvée est crue, brutale, choquante pour les belles âmes, encore que Georges-Arthur Goldschmidt ne se départe en aucun cas de son urbanité et prenne soin d’éviter le moindre mot trivial : « Tout à l’heure, dans quelques instants peut-être, il fermera sa porte à clé, laissera monter en lui ses rêveries des soirs qui tombent, des paroles chuchotées et il renouera avec les gestes familiers, précis, toujours neufs qui pour lui seul construisent le monde. »
Naturellement, on connaît la honte qu’un adolescent persécuté pour ses « mauvais instincts » ne manque pas d’éprouver. La directrice de l’institution, une dominatrice inflexible, guette sur son visage les traces de la faute pour mieux le corriger. Mais, avec la honte, il découvre la volupté. Son besoin de réconfort est tel que, dans l’athanor de sa sensibilité, tout se mêle et se transmue en perversions succulentes et multiples que, bien longtemps après, l’écriture capte encore toutes palpitantes. Le Recours est un texte de bout en bout érotique dont l’onde de choc se communique au lecteur étrangement investi.
C’est d’une élémentaire banalité que de rappeler la relation entre le fouet et le plaisir : « Elle le connaissait de façon plus intime que n’importe qui puisqu’elle se plaisait tant à le punir. Et lui, la gratitude l’étouffait. » Par contamination, la magie de la transmutation gagne les tâches ménagères, les corvées dont on l’accable. Encore que le mot n’apparaisse pas, il « jouit » de porter de lourdes charges, quand il fait le garçon de courses au service de l’institution : « Quand il portait ainsi des charges, à l’arrivée, on n’osait pas le punir, c’était sa récompense, lui disait-on. Et pourtant il aimait cette rigueur et les punitions qu’on lui infligeait si souvent, sous lesquelles il criait et implorait et qui l’exaltaient tant. » Plus insolite, par contre, l’intrusion de ses « rêveries » là où on ne les attendait pas. Du pays où il se trouve, il ne connaît rien encore. Mais il sait lire et ce pays, il le rêve. Ses lectures fournissent un combustible de choix à l’incendie secret. Aux lectures s’ajoutent des images, un monde de fantasmes se lève et foisonne sous les brimades et le fouet : « Il connaissait le bruit de la mer, salée, onctueuse […]. Les embruns le submergeaient, lui aspergeaient le visage avec “je ne sais quoi de compact et de blanchâtre” et séchaient puis s’effritaient en petites croûtes translucides qui finissaient par se recroqueviller. » Un hommage inattendu est ainsi rendu aux auteurs de ses lectures et à certains peintres. Est notamment décrite une Flagellation de Hans Holbein l’Ancien. Une eau-forte découverte bien plus tard dans la maison de Goethe suscite la même émotion.
Le garçon solitaire ne l’est pas resté. Sauvé par cette alliance amère avec lui-même, il a rejoint la compagnie des hommes. À la Libération, autre et inexpiable forfait, il est vivant. Quoi de plus lourd à assumer que cette monstrueuse difficulté d’être mais il détient déjà, en quelque sorte, la solution : « Chacun devinerait tout, il portait la marque de sa faute sur son visage. Il serait forcé de raconter sa guerre de luxe, pendant que mouraient des millions d’innocents » ?
Une leçon de vie exceptionnelle que ce Recours, lié à un devoir sacré d’écriture.