Le Journal du dimanche, 15 février 2004, par Bernard Pivot

Un livre qui nous mord et nous pique

En citant Kafka, Georges-Arthur Goldschmidt raconte l’histoire de sa vie dans Le Poing dans la bouche.Un enfant juif allemand qui apprend le français comme une liberté. Avant de redécouvrir sa langue maternelle.

C’est l’histoire d’un Juif allemand que l’Histoire a dépossédé de sa langue maternelle et qui l’a reconquise après s’être approprié la langue française.

En 1943, Georges-Arthur Goldschmidt a 15 ans. Il est réfugié avec son frère aîné en Haute-Savoie, dans un internat catholique. Jusqu’alors les occupants étaient italiens. Mais avec les Allemands qui les remplacent, l’identité des jeunes pensionnaires, une question sans intérêt, devient une question de vie ou de mort. Prévenus par la directrice de l’internat et par les gendarmes de l’imminence de leur arrestation, les petits Goldschmidt auront le temps de filer dans la montagne où des fermiers les cacheront jusqu’à la fin de la guerre.

Ce qui s’est alors passé dans la conscience de Georges-Arthur, sur les bancs de l’école, puis dans la solitude, enfin la liberté recouvrée, c’est la découverte d’une illégitimité à vivre. Non seulement son origine l’avait condamné à disparaître, mais il utilisait une langue qui lui était interdite et qui lui signifiait avec ses propres mots sa déchéance et son exclusion. Juif pour les nazis, allemand pour les Français, il était en danger et il semait le danger autour de lui. À l’évidence, il n’aurait pas dû exister.

C’est un adolescent fou de livres qui découvre peu à peu que la langue « secrète et mélodieuse » de sa mère, de son enfance, des contes de Grimm, a été contaminée, dénaturée par l’allemand des nazis, jactance monstrueuse qui aboie, qui braille, qui hurle, langue féroce, glacée, abrupte, tranchante, sauvage, qui avait transformé les paisibles et rondouillards commerçants de son quartier en frénétiques suppôts du Diable. Langue de la haine, de la violence, de la guerre, voilà qu’elle était maintenant, avec l’ouverture des camps, la langue de l’extermination, du « crime absolu ».

Georges-Arthur Goldschmidt refuse d’autant plus de mêler sa voix au chœur wagnérien de la mort qu’il a appris le français. Sa langue d’accueil l’a investi d’un coup, il s’est glissé en elle comme dans un costume neuf. Il en apprécie les douces sonorités, les raccourcis, la paisible densité. « Le français, c’était un survol, une langue de collines bleutées, de fond de paysage, une langue de rivières et de ponts, de ciel diaphane, une langue orange de couchers de soleil, une langue pour salon donnant par de grandes fenêtres sur des vasques en bordure de parc. » Autrement dit une langue de sérénité et de plénitude dans laquelle il a cherché à se constituer une autre mémoire. Et une autre vie.

Il y a été aidé par l’irruption sous ses yeux et dans sa sensibilité d’enfant exilé, de textes tirés deMorceaux choisis de la littérature française. Il découvre Pascal, La Rochefoucauld, et c’est un saisissement. Pour le punir on lui fait copier un extrait des Caractères, de La Bruyère, et c’est un enchantement. Le français occupe sa bouche, son corps, d’une autre manière que l’allemand. Il découvre de la gaieté dans les lettres qui ne se prononcent pas, et même l’orthographe commence à le fasciner. Le livre s’ouvre sur cette inoubliable journée d’ivresse et d’exaltation pendant laquelle, via la littérature, la langue maternelle, « bloc d’effroi et de terreur », cède la place à la langue d’accueil. L’adolescent a basculé dans un autre monde. L’attendent Sans famille, d’Hector Malot, Jean-Jacques Rousseau, La Fontaine, « les solennelles splendeurs de Bossuet », Rimbaud, Lautréamont, Molière, Flaubert, Artaud, etc. Tout une auto-éducation littéraire dont les plaisirs étaient moins ambigus et plus avouables que ceux retirés du corps livré aux morsures du fouet de ses éducateurs. S’humilier pour avoir échappé à l’humiliation tragique des siens ?

La langue allemande est revenue. Par la grande porte : la littérature. Évidemment pas celle contaminée par la folie criminelle du nazisme. Mais la littérature d’avant, Ainsi parlait Zarathoustra,de Nietzsche, Critique de la raison pure, de Kant, Goethe en vingt volumes, Novalis, Fontane, Kleist, Hölderlin, etc. Et surtout, surtout, Kafka, dont, plus tard, Goldschmidt traduira en français Le Procès et Le Château. Comment ne se serait-il pas reconnu dans le portrait du héros du Procès,Joseph K., accusé d’il ne sait quoi, sinon d’être lui, qui se convainc que la faute dont il est coupable c’est d’exister et qui, à force, devient l’instrument de son propre procès ? Ainsi, le juif Goldschmidt, condamné non pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est. C’est le privilège et la revanche des hommes que la mort a serrés de près de se retrouver dans les personnages des meilleurs romans et dans la pensée des philosophes.

Le Poing dans la bouche est le récit d’une double renaissance produite par deux grandes littératures. C’est donc l’un des plus beaux et des plus vigoureux hommages rendus aux livres et à la lecture. On en sort interloqué, un peu groggy. Citons Kafka que cite Goldschmidt : « Je crois qu’on ne devrait lire que les livres qui nous mordent et nous piquent. Quand le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur la tête, alors pourquoi le lire ? »