Le Matricule des anges, mars 2012, par Étienne Leterrier
Gatti monumental
À travers une quinzaine de pièces solidaires, La Traversée des langages chante la liberté de l’esprit dans un Grand Œuvre théâtral.
Gatti fut – longtemps avant Valère Novarina – l’un des premiers auteurs dramatiques à considérer de façon si intransigeante le phénomène spectaculaire comme un système de signes dialogiques, créant une dramaturgie au cœur du langage, où le verbe s’incarne matériellement sur scène et où l’action se déroule dans le sens lui-même. Pour ce poète du drame verbal, grand admirateur de la pensée chinoise (de Confucius à Mao) et de l’écriture maya, « le spectacle doit souhaiter devenir un immense idéogramme dont les répliques sont les traits ».
Justement, La Traversée des langages raconte ce long parcours d’émancipation de la parole. Cet ensemble de plus d’une quinzaine de pièces s’apparente à un grand débat poétique et métaphysique à la louange des grandes figures de la liberté. Liberté, tout d’abord, revendiquée dans le domaine scientifique par plusieurs personnages comme Évariste Galois (1811-1832), génial mathématicien fondateur de la théorie des groupes, mort en duel à 20 ans, ou comme Werner Heisenberg (1901-1976) et les théoriciens de la physique quantique. Du « Quanta », et du principe d’incertitude, Gatti fait d’ailleurs le Signe de sa création théâtrale. Le cycle de La Traversée des langages (ce n’est pas anodin) s’ouvre d’ailleurs sur un parfum de bombe lors du bombardement de Hambourg dans la nuit du 27 au 28 juillet 1945, auquel on devait plus tard donner le nom d’« Hiroshima de l’Elbe ». Acte fondateur : La Traversée des langages oppose ainsi science dévastatrice et résistance de l’esprit, et le théâtre y trouve une de ses raisons d’être, rendre à la science sa conscience, et restaurer les ruines de l’âme. « Il faudrait l’humour d’Henri Michaux pour que soit annoncé « Tout est prêt pour que nous devenions des robots ». Le théâtre, tel que nous le formulons, serait-il le seul moyen de le refuser ? ».
Aux côtés de ces scientifiques, Gatti (né en 1924) dresse l’image des membres de la Résistance à l’occupation nazie, notamment celle du réseau Cohors-Asturies et surtout de son chef Jean Cavaillès, ou bien Albert Lautman, tous deux résistants, tous deux philosophes des sciences, tous deux fusillés en 1944. Ce sont eux les héros de la grande épopée de l’esprit et du langage qui, de rupture en rupture épislémologique, de combat en combat contre l’oppression, construit une pensée fondamentalement établie sur la contestation et l’affirmation de liberté.
« La Traversée des langages […] c’est la Longue Marche des mots qui se continue à travers l’Europe » écrit Gatti. Il est difficile de résumer en peu de lignes ce parcours d’une langue, qui occupe 1300 pages et relève d’une écriture si spectaculairement variée. Aussi faut-il se résoudre à dire ce que ce théâtre revendique et ce qu’il se refuse à être. Il n’a pas recours à la notion traditionnelle de personnage, mais lui substitue l’idée de foyers énonciatifs, de faisceaux, de groupes, « personnages particulaires créés à partir d’énergies », conformément à l’engagement d’Armand Gatti dans un théâtre collectif, à la fois tragédie antique et théâtre épique brechtien. Ce théâtre ne comporte pas non plus de répliques à proprement parler. Il leur préfère nettement ces signes sonores, ces « vocalises pour un opéra dont nous n’avons pas le langage », longs thrènes à la mémoire des scientifiques martyrs. Pas de scène, non plus, mais une « aire de jeu » qui est dans la parole elle-même, et où croise le personnel, surréaliste ou réel, qui peuple ce théâtre de mots : « deux physiciens, un poète, un épistémologue, un livre, deux rabbins pieux, un mathématicien bourbakiste, et un employé de la brasserie Carlsberg » auxquels on pourrait ajouter les groupes mathématiques inventés par Évariste Galois, le boson de Higgs, ou encore l’ombre d’une mouette ironique, témoin du naufrage du quatrième navire de Charcot, le « Pourquoi pas ? ».
Il faudra enfin lire et relire l’introduction de La Traversée des langages, où Gatti cherche à définir le rôle dévolu à l’art dans le monde, tout en mélangeant biographie poétique, méditation philosophique et définition de la création. Dans ce texte, qui nous rappelle l’époque où le théâtre ne craignait pas les théories en « -isme », Gatti imagine l’articulation entre praxis et poiesis, création et action, et pose la question qui, de Rimbaud aux surréalistes, taraude les révolutionnaires comme les poètes : comment susciter une parole qui puisse exister pour le monde et non à l’intérieur de lui ? Un début de réponse, pour lui : « La révolution est lumière intérieure (et extérieure) de (n)os écritures ». Autant dire qu’il existe dans son œuvre un principe qui fait de l’art un subversif. Et que la science peut être, bien souvent, l’une de ces subversions puisqu’elle est, comme l’art, le lieu du questionnement : « seules les pierres des cathédrales peuvent s’articuler sur la logique, mais non ce que les cathédrales disent ».