Le Monde des livres, 13 février 2009, par Amaury da Cunha
G.-A. Goldschmidt : « Je suis un enfant de Kafka et de Rousseau »
Georges-Arthur Goldschmidt a 80 ans et l’œil d’un jeune homme. Dans une époque pessimiste et fatiguée, cette jeunesse a quelque chose d’intrigant et de réjouissant, sans doute parce qu’il a surmonté les pires épreuves du siècle dernier. « Je suis un resquilleur de destin, j’aurais pu devenir une savonnette ou un abat-jour. »
Car ce grand traducteur de l’allemand, qui publie un essai consacré à son expérience des langues, revient de loin, dans le temps et l’espace. Quand il vous raconte l’un de ses plus anciens souvenirs, on est immédiatement pris par un mélange d’effroi et de vertige. Ce fils d’une famille juive allemande convertie au protestantisme depuis deux générations, évoque le Führer tel qu’il a pu le voir en 1935 à Hambourg : « Avec mes boucles blondes et mes yeux bleus, j’avais l’air d’un enfant aryen : pour se faire bien voir, un SS qui se trouvait devant moi m’a hissé sur ses épaules : Hitler, en apercevant cet enfant blond comme les blés, m’a adressé un signe. »
Une telle image est le point de départ d’une vie désormais menacée de ne plus être. La fuite est inévitable, mais elle implique la séparation familiale et l’arrachement à la langue maternelle. Il racontera dans son autobiographie (La Traversée des fleuves, Seuil, 1999) cette fugue épique en Italie, puis en Haute-Savoie où il put être caché dans un pensionnat. Cependant, sa faute lui est incompréhensible. Une absurdité dans le sillage de Kafka, mais pourtant bien réelle : « Je n’avais rien commis envers quelqu’un d’autre et j’étais pourtant coupable. Telle était la suffocation initiale contre laquelle on ne pouvait que s’enfoncer le poing dans la bouche et hurler son désespoir. « L’enfance, en effet, ne fut que hurlement, fureur, déchirement et hâte », raconte-t-il dans Le Poing dans la bouche (Verdier, 2004).
« Hitler caca »
Il faut imaginer un enfant dont la langue allemande a fondé l’identité. À partir de l’ignominie des lois de Nuremberg qui, en septembre 1935, privent les juifs de la citoyenneté allemande, sa langue maternelle est celle de l’exclusion. Arrachement au pays, déchirement de l’origine, voilà le poids qui tombe dans la vie d’un enfant et qui aurait pu le contraindre au silence, définitivement. Dans ses récits, il reviendra sur ce traumatisme en décrivant l’expérience de la dépossession de soi par le langage, et insistera maintes fois sur sa perversion par le crime. Désormais, l’allemand est une langue domestiquée par le nazisme, corrompue par la LTI, la « langue du IIIe Reich » (Lingua Tertii Imperii), qui peu à peu change le sens des mots et en impose l’usage à l’ensemble des citoyens. Être interdit de parole, coupable de son innocence, voilà un drame qui peut fêler une âme à tout jamais si la vie n’ouvre pas un passage pour se retrouver et avoir à nouveau une place dans ce monde.
C’est en effet la découverte du français qui rend possible cette renaissance et son salut. Cette langue « de rivière et de ponts », qu’il décrit avec ferveur et reconnaissance est celle de l’accueil. À partir du 18 mars 1939, lorsqu’il arrive à la gare de Chambéry et qu’il entend un cheminot lui dire « Hitler caca », sa complicité avec le français est immédiate : « Il n’y avait pas de « h » aspiré et on n’y aimait pas Hitler. »
Malgré une enfance solitaire, coupé des siens et jamais à l’abri d’une rafle nazie, l’enfant puise sa vitalité dans l’apprentissage de cette langue nouvelle. Elle lui restitue un regard, une légitimité. Très vite, la langue est comprise, maîtrisée. Comme il le dit joliment : « On n’apprend pas une langue, on tombe dedans. » Par-delà la communication que le français lui garantit, c’est aussi la sensualité qu’il découvre à travers lui. Sans doute un nouveau mode d’être. Pour Georges-Arthur Goldschmidt, le français est une langue beaucoup plus apte à décrire l’infinité des formes du vivant que l’allemand qui ne donne le sens qu’« à pleines mains », tandis que le français sait recueillir avec une infinité de mots rares toute la variété du réel.
Et que lit-on, en 1940, dans une pension française ? « À l’époque, tout était interdit après la mort de Chateaubriand. » À travers Saint-Simon, La Bruyère, Bossuet…, il découvre que le français est une langue d’une subversion incroyable. « Lorsque je préparais mon bac dans cet internat cinglé, il y avait Rousseau au programme. La directrice m’avait sorti Les Confessions dont elle avait épinglé les pages interdites ! Un jeune homme comme moi complètement paumé dans la montagne qui lit en cachette qu’on vous tape sur le cul et que cela vous fait jouir, c’était le monde renversé ! Une audace dont on ne se rend plus compte aujourd’hui ! »
« Je crois à la divinité de l’autre »
Le français devient pour lui la langue de la naturalisation en 1949. La langue du refuge et de la « bienfaisante insolence ». Mais c’est aussi la langue qui lui permet de restituer à l’allemand son innocence, comme un écran qui mettrait la peur à distance. Grâce au français, il peut envisager de se souvenir. C’est pour lui la seule langue apte à décrire une enfance allemande, « apte aussi à sauter par-dessus l’abîme que l’histoire a creusé au sein de la langue maternelle ».
S’il devient français, il ne cesse cependant de revisiter l’allemand – « Je suis un enfant de Kafka et de Rousseau ». Ce va-et-vient entre deux langues fait partie d’un véritable projet de vie et d’une aventure littéraire. L’œuvre témoigne de cette double appartenance qui n’a cessé de l’habiter, questionnant sans cesse l’identité de ces langues, passant avec aisance et passion de l’une à l’autre. Cependant, malgré la maîtrise, leur point de convergence reste toujours hors d’atteinte : « D’où vient-il que le même individu soit capable de dire les choses dans les deux langues et bien incapable de les relier l’une à l’autre ? Prenons une image. Je suis dans le métro. À côté de moi, il y a quelqu’un, je ne connais pas son histoire. Je ne crois pas en Dieu, mais je crois cependant à la divinité de l’autre. L’insondable mystère de celui qui est à côté de vous. C’est comme avec les langues : elles se bordent, se touchent, mais gardent toujours leur quant-à-soi. »
Son travail colossal de traducteur, il l’évoque avec malice et simplicité, car il a pu choisir les textes qui lui semblaient essentiels. « Je suis une poule de luxe de la traduction ! » Il aura traduit 25 livres de Peter Handke, traduit aussi Nietzsche, Kafka, Georg Büchner, ainsi que des chefs-d’œuvre méconnus de la littérature romantique allemande, dont l’admirable L’Homme sans postérité, d’Adalbert Stifter.
Rares sont les œuvres qui ont pu trouver un tel point d’équilibre entre les autres et soi-même. Être dans l’effacement et l’humilité qu’exige la traduction, chercher aussi sa voix intime dans sa propre création littéraire. Quand on interroge G.-A.G. (c’est ainsi qu’il signe facétieusement ses courriers) sur une volonté d’œuvre, il confie ses doutes : « Vous savez, toute cette autobiographie est plutôt narcissique, obscène. » Cette nonchalance, légèrement feinte, lui permet peut-être de mettre de la lumière sur les choses sans être trop ébloui par elles.