Le Monde des livres, 29 mars 2002, par Jean-Luc Douin

Ongles et brouillards

[…] Son amant est parti, son amour s’est fracassé. Une femme écrit. Ne reste de son bonheur intime brutalement renvoyé au passé qu’un fétiche minuscule : l’ongle couvert de vernis rose qui s’est détaché de son gros orteil, un matin, après la rupture, symptôme de ce qui fut arraché à son corps, stigmate d’une passion brisée. Depuis L’Été du chien (1) et Les Nuits d’Hitachi (2), on savait Sylvie Gracia capable de sublimer le cri de désespoir d’une femme ordinaire, la ronde des nuits opaques sur les boulevards périphériques de Paris-Ouest, la solitude du désir, la douleur de l’amour tranché à vif, la crudité des gestes rue Saint-Denis, la fringale du sexe, le chien qui hurle dans l’insomnie des nuits, les lettres mortes d’une mère à l’agonie.

Sa prose rageuse, d’une poésie noire, implacable à l’égard du temps perdu, à la fois pudique et crue, qui évite tous les pièges, les clichés et les lamentations inhérents aux confessions des êtres abandonnés, vibre à nouveau dans L’Ongle rose, roman superbe sur le refus d’oublier et d’abdiquer. Et sur l’enjeu littéraire : tout au long de cet hiver de ses « fureurs abstraites », la narratrice de Sylvie Gracia continuera à s’asseoir devant son ordinateur, à l’affût de mails d’amis lointains, avide aussi de vérifier qu’un écrivain n’écrit pas pour voler la vie, mais pour en faire don, même s’il fait la sentinelle dans l’espoir d’entrevoir à la fenêtre les baisers d’un homme sur la chair d’une femme au bras nu.

Flux de réminiscences et d’errances, patchwork d’échos brouillant impressions et rencontres, cantate profane aux récitatifs sensuels, L’Ongle rose égrène les strophes lucides d’une vie déréglée. Condamnée au souvenir et à l’attente, vouée à rater ses rendez-vous, plongée dans «  la foule incontrôlable des piétons sur les trottoirs », rabrouée par l’amie Fanny qui l’a prise sous son aile, cherchant d’un visage à l’autre, «  comme un jeu à cloche-pied, la case sur laquelle je pourrais trouver refuge », la narratrice à « l’âme trouée » se dissout dans les néons de Pigalle, les bars PMU des banlieues émigrées, les quais de la gare Saint-Lazare, la vision du cercueil de la vieille voisine enterrée sans famille à l’église des Batignolles. « Combien de fois, durant cet hiver-là, il m’arriva de m’installer à un arrêt de bus, et de fermer les yeux pour me nourrir de la pulsation de la ville. » Le ventre noué de désir, elle guette le relent brutal d’une odeur de toilette, est assaillie par la « remémoration fulgurante de deux corps dans le noir de la jouissance, en boucle les images de la nuit ; en boucle, sans fin ». Elle hante les cinémas de la place Clichy, pleure aux films américains « d’action paranoïaque ou d’amour », s’installe à la brasserie Wepler pour écouter les conversations des clients. C’est là qu’elle rencontre un homme « aux doigts aplatis », écrivain serbe au corps mutilé par la guerre, qui la guérit de la disparition de « l’amant aimé » et lui réapprend à faire flamber ensemble les mots et les corps.

(1) Gallimard, coll. « L’Arpenteur » 1996.
(2) Gallimard, coll. « L’Arpenteur » 1999.