Le Temps, 13 octobre 2012, par Éléonore Sulser

« Nous voici tous printemps sur les éternels jardins. »

Armand Gatti traverse les langages et offre un bouquet d’arbres à la résistance

Quatorze pièces de théâtre forment La Traversée des langages, une somme de travail de scène et d’écrits par l’auteur de V comme Vietnam. Chantre des spectacles possibles, poète des idéogrammes chinois, de la physique quantique et des maquis, le dramaturge déploie d’étonnantes et singulières formes d’écriture. Rencontre à la Maison de l’arbre de Montreuil.

C’est à Montreuil, dans la Maison de l’arbre, que se trouve le bureau d’Armand Gatti. Là, siège la Parole errante, créée par la tribu Gatti dans les années 1990, qui y déploie ses expériences exploratoires théâtrales, éditoriales, engagées et graphiques.

Il y a quelques semaines, on a joué en énergie, en résistance et en joie, dans le grand hangar qui jouxte la maison principale et qui fut jadis l’entrepôt du magicien Méliès, Rosa Collective, une pièce d’Armand Gatti, du début des années 70, montée par lui et par deux assistants, les metteurs en scène Mohamed Melhaa et Matthieu Aubert, avec Stéphane Gatti, son fils, à la scénographie.

La Maison de l’arbre bruisse encore de cette aventure que racontent les affiches qui dessinent des mésanges charbonnières, le chignon, l’œil vif et révolutionnaire de Rosa Luxemburg le long des grilles qui donnent sur la rue.

Monument

Mais à dire vrai, la Maison de l’arbre ne cesse de bruisser tandis que Gatti l’écoute et la chante. Ses murs sont tapissés de poèmes, peints de mots, d’idéogrammes aussi ; comme si un ouragan poétique s’était abattu là. Son œil tranquille (ou peut-être pas) est bien sûr ce bureau, ce bureau-univers d’Armand Gatti. C’est là qu’il reçoit pour évoquer La Traversée des langages que publient les éditions Verdier.

La Traversée des langages, c’est quatorze pièces de théâtre ; une cathédrale de mots où résonne, dans les travées d’une écriture singulière, déroutante, stimulante poétique, marquée par les idéogrammes chinois et la physique quantique, l’écho des vies du philosophe, mathématicien et résistant Jean Cavaillès et d’Emmy y Noether, mathématicienne allemande, contrainte à l’exil par les nazis.

Les deux savants se sont croisés sous la statue de La Synagogue aux yeux bandés dans la cathédrale de Strasbourg, raconte Gatti, qui leur prête un projet de livre en commun. Un livre qui ne fut jamais écrit et qui est peut-être cette Traversée elle-même. Jean Cavaillès, dénoncé, fut assassiné par la Gestapo à Arras et enterré anonymement sous le nom de l’« Inconnu N°5 », tandis qu’Emmy Noether trouva la mort aux États-Unis.

Cathédrales d’échos

Autour de leur histoire se déploie tout un jeu de spectacles possibles, se bâtissent des chambres d’échos formidables où résonnent d’autres chants de résistance, que traversent des microparticules, des équations, des caractères chinois, des animaux, des livres, des héros morts et des vivants ; où les hommes électriciens, machinistes, couturiers, comédiens, spectateurs – se dessinent peu à peu comme autant d’arbres dressés vers le ciel, portés par l’utopie, dans et par la splendeur des mots. « Nous voici tous printemps sur les éternels jardins », proclament-ils à l’unisson, à la fin de l’une des pièces de La Traversée, le Rosier blanc du cimetière d’Arras.

La Traversée des langages est une nouvelle aventure d’écriture et de théâtre commencée en 1995 lors de l’expérience théâtrale que mène Armand Gatti à Strasbourg, alors qu’il monte, avec ses « loulous » (comédiens amateurs recrutés parmi les laissés-pour-compte), Kepler, le langage nécessaire transformé en Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité.

La Traversée constitue une nouvelle somme qui suit les Œuvres théâtrales en trois volumes et plus de 4000 pages publiées en 1991 par Verdier ; une nouvelle longue marche pour cet homme né en janvier 1924 à Monaco sous le nom de Dante Sauveur Gatti, dans une famille dont il hérita l’Italie, le sens de la révolte et l’anarchisme.

Plusieurs vies

Or, comme l’indique son patronyme – gatti, ce sont « les chats » en italien –, Gatti possède plusieurs vies qui se répondent et se nourrissent poétiquement les unes les autres. De pièce en pièce(La Naissance, V comme Vietnam, Les Sept Possibilités du train 713 en partance d’Auschwitz), de films (L’Enclos, El Otro Cristobal) en épopée (La Parole errante), jusqu’à cette incroyable symphonie théâtrale qu’est La Traversée des langages, qui est aussi une tentative de renouveler complètement le langage théâtral en achevant d’exploser et de recomposer ses repères traditionnels ; entreprise que Gatti mène et développe dès ses débuts de dramaturge. Plus de personnages, plus d’intrigue sinon diffractée, répliques chorales où la poésie l’emporte, où le lecteur/spectateur perd pied mais s’accroche aux images, aux sons, aux multiples, s’abandonnant aux possibles, devenant à son tour un combattant des mots.

L’univers où travaille, écrit et rêve peut-être Armand Gatti, le raconte et nourrit ses écrits. Son bureau-univers, comme son théâtre, est peuplé des traces de son histoire propre, porte les marques de ses rencontres littéraires, amicales, politiques, poétiques et réelles. Beaucoup de héros connus ou inconnus, engagés, résistants, savants, poètes, souvent sacrifiés, sont là, avec lui. Autant de personnages que son théâtre veut rendre présents : « Cesser de faire vivre nos morts dans la logique d’un monument commémoratif, écrit-il dans La Traversée. Tous les mots avec lesquels ils ont vécu doivent être présents, à chaque spectacle. »

Maquisard et journaliste

Il se saisit d’un portrait. C’est Nicole, son amour de jeunesse à Monaco, morte à Auschwitz, en l’honneur de qui ses pièces salueront la kabbale et la tradition hassidique. « Le monde juif, c’est important. C’était parler avec Nicole », dit-il.

Ici, une autre photo en noir et blanc où posent les gens du maquis de La Berbeyrolle. « Mon maquis »  – où il fut, adolescent, avant d’être arrêté, emprisonné en Allemagne et de s’évader pour rejoindre ensuite la résistance à Londres. L’expérience de la guerre, l’épisode concentrationnaire et la résistance marquent à jamais son travail. Là, une autre photo, où il figure avec le rédacteur en chef d’un journal parisien. Journaliste, il prendra le nom d’Armand, ira en Algérie, en Amérique latine, en Asie, travaillera pour Le Parisien libéré, Paris Match, L’Express, etc., et recevra le Prix Albert-Londres en 1954.

Jean Vilar

Il ouvre un magazine. C’est lui encore, aux côtés de Jean Vilar qui, en 1959, lança le jeune dramaturge, en montant son Crapaud-buffle. « Comment faire naître nos personnages en dehors des fausses réalités dont nos mots sont indifféremment porteurs », se demande Gatti, ouvrant La Traversé des langages. L’interrogation, qui le taraude aujourd’hui encore, est celle-là même qui, dans le souci de trouver une parole opérante, parlant à l’homme et pour l’homme, l’éloigna jadis du journalisme pour le plonger dans le théâtre.

Idéogrammes en Chine

Il désigne, tout à coup, une inscription en idéogrammes : « Wo ai ni Zhongguo  » (« Chine, je t’aime »), cadeau, s’amuse-t-il, d’une petite fille chinoise qui a, ainsi, tracé son portrait. Armand Gatti dialogue de longue date avec la Chine qu’il visita jeune. Il est d’ailleurs l’auteur d’une étonnante Chine, dans la collection Petite Planète parue en 1956 au Seuil. Il a tenté de saisir, à la manière du Michaux d’Un Barbare en Asie, les traits chinois fondamentaux. Il en nourrit son théâtre. Au cœur de La Traversée des langages, l’idéogramme trône : « Le spectacle doit souhaiter devenir un immense idéogramme, dont les répliques sont les traits », écrit-il. Au lieu des traces de pinceaux, sur scène, on voit aussi, maniés par les comédiens, des bâtons longs ou courts, yang ou yin, comme les signes des trigrammes du Yi Jing (Le Livre des mutations). Pour langages corporels, il donne à ses acteurs, les grammaires du kung-fu et du taichi. Énergie, absence de psychologie, signes dans l’espace, égalité, combat. L’« aire de jeu », la scène, est aussi divisée à la mode chinoise en cinq directions : nord, sud, est, ouest et milieu. « C’est Henri Michaux, que j’ai rencontré, dit-il, qui a amené la Chine sur le tapis. » Et c’est le président Mao qui l’y a ramenée. Armand Gatti raconte avec enthousiasme sa rencontre décisive avec le Grand Timonier. Sur le bureau, les livres du moment : Le Tireur de pousse, de Lao She, et À l’orient de tout, les œuvres poétiques de François Cheng.

Particules élémentaires

Et Armand Gatti de continuer ce voyage immobile dans la Maison de l’arbre. Des dossiers surgissent, de toutes les couleurs, bribes de notes, articles, photos. Il montre, il commente, il lit. Noms, titres en couverture des fourres colorées – John Cage, Michaux, le Xi Youji (Voyage en Occident du singe pèlerin), Einstein ; puis des termes plus surprenants, des formules empruntées aux mathématiques, à la physique quantique. Et c’est là un autre des langages clés que traverse le livre : celui des particules élémentaires ; celui qui renverse les déterminismes ; celui qui fut au centre de l’expérience genevoise, en 1999, lorsque Gatti monte en Suisse Les Incertitudes de Werner Heisenberg. Non qu’Armand Gatti prétende transmettre la physique quantique elle-même, ce serait absurde, mais il l’approche en poésie, l’utilisant, comme il en est des idéogrammes, comme mode d’exploration, comme manière d’ouvrir le sens : « La physique, notre langage frère ce soir, n’a pas rompu ses liens avec le monde », constate-t-il dans Possibilité du spectateur, une des pièces de La Traversée. « Ça casse l’idée d’unité », explique-t-il.

L’arbre souverain

Au mur, une horloge aux oiseaux sonne les heures et convoque les correspondances poétiques entre hommes, oiseaux et arbres que tisse le poète. Car c’est bien là le projet final. Cette dimension de l’arbre, celle d’un homme plus grand que lui-même, qu’Armand Gatti veut rendre par les mots à ses lecteurs, à ses spectateurs, à ses « loulous ». Lui qui invite en préambule de sa grande Traversée : « Nous devons nous perdre dans une forêt (réelle et imaginaire, en même temps) pour qu’un soir d’orage supposé, la verticalité de l’arbre nous réinvente sur scène. »