Libération, 17 juin 2004, par Natalie Levisalles
Principe allemand
Amours et désamours entre Goldschmidt et sa langue maternelle.
Dans une lettre à son ami Oskar Pollak, Kafka disait qu’un livre devait être « la hache pour briser la mer gelée en nous ». Le livre qui a brisé la mer gelée de Georges-Arthur Goldschmidt, c’est justement Le Procès de Kafka. La première phrase du roman (« Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K. car sans avoir rien fait de mal il fut arrêté un beau matin ») fut pour lui comme « un coup de boutoir en pleine poitrine… d’emblée je sus que j’avais enfin trouvé mon livre ». Il lui avait d’abord fallu retrouver sa langue.
Goldschmidt est écrivain et traducteur, entre autres de Peter Handke et de Franz Kafka. Il est né en 1928 à Reinbek, près de Hambourg, dans une famille de la bourgeoisie juive, convertie au protestantisme. Dans d’autres livres, il a raconté son enfance allemande, la perte de ses parents, la nouvelle vie en France. Cette fois, il retrace « comment certains livres deviennent la matière vive du lecteur pour le reste de la vie », mais aussi comment, « expulsé » de sa langue maternelle, il l’a oubliée. Et comment, l’ayant oubliée, il a pu la récupérer précisément parce qu’il a appartenu entièrement au français pendant quelques années. Quand, réfugié en France, il entendait la radio, il trouvait que l’allemand « s’était mis à sonner abrupt, cru et dur… Je n’y reconnaissais pas ma langue maternelle, si secrète et mélodieuse quand ma mère chantait ou me lisait le soir un conte de Grimm ou de Corlshorn ». « Expulsé » donc de sa langue, lycéen perdu dans son internat de Savoie, il découvre la littérature française dans Les Maximes de La Rochefoucauld et sent une langue « vive, rapide, nette », qui fait « dans le corps un étrange effet acéré et presque gai ». Il se dit que le français est devenu sa « langue maternelle. Mais avais-je vraiment le droit de m’y complaire, de m’y “faufiler”, c’est peut-être ce qu’on aurait pu ne pas manquer de me dire et qu’on ne m’a jamais dit ». Le français l’a adopté, sans lui demander de comptes. Et, grâce à ça, il peut retrouver l’accès à la langue qui est restée en lui, « préservée, aimée, prête à l’emploi. […] Sous la langue d’accueil, l’autre langue donc continuait à vivre, cette langue qu’on avait dans le corps et au travers de laquelle s’étaient mises en place les impressions premières : le chant du coucou, […] la voix des parents ».
Cette langue qu’il a dans le corps et dans l’oreille, il en découvre la littérature, mais, dans la Sorbonne des années 50, « la langue quotidienne si belle, si imaginative, y était totalement inconnue. On n’y parlait jamais de Hans Fallada et Erich Kästner et de bien d’autres qui écrivaient un allemand émouvant, ouvert, amical… la langue qu’écrivent aujourd’hui Peter Handke ou Paul Nizon, qui d’ailleurs ne sont allemands ni l’un ni l’autre ». Et puis, quels rapports avec cette langue et cette littérature peut-on avoir quand on pense : « Me servir de cette langue qu’on avait utilisée pour organiser l’extermination, vouloir en somme profiter de facilités que j’avais en ce domaine, c’était, d’une manière ou d’une autre, participer au crime et ne pas être “du côté des victimes”. »
Le voilà donc, « typique nègre-blanc », juif protestant, coupable d’être juif et coupable d’être allemand, coupable d’être seul, de se masturber, de mal se conduire, d’en être puni et de trouver la punition voluptueuse. De l’enfance au Procès, la culpabilité est au centre de ce livre, et Goldschmidt en parle avec une extrême justesse, de même qu’il parle de l’enfance et de l’enfoui, de l’effarante solitude de l’adolescent qu’il a été.
À un moment, il décrit la petite ville de Merseburg qu’il visite en 1954. « Un vaste château sombre, tombant droit sur le lac. Le soleil du soir y plongeait, aveuglant, recouvrant tout d’un jaune lisse, impénétrable, dans lequel tout se recroquevillait et dressait des ombres noires. Un paysage de chasse à l’homme et d’exécution. » La menace terrible est là, avant même qu’il ne nous dise que c’est le cadre d’une nouvelle d’Annette von Droste-Hülshoff et d’un conte de Grimm qui ont tous deux pour sujet le meurtre d’un juif. Il cite aussi les lignes prophétiques de Heine : « On représentera alors une pièce en Allemagne en comparaison de laquelle la Révolution française n’apparaîtra plus que comme une innocente idylle. » Heine, ajoute-t-il, qui invente des personnages « naïfs et généreux, […] toujours menacés ou sur le point d’être, mis en cause ou persécutés, tel Joseph K ». Nous voilà de retour à Kafka, Kafka qui « parle du même côté que Heine, il est lui aussi assis du côté des accusés », explique Goldschmidt. « Le Procès racontait l’histoire de chacun, telle qu’elle pouvait, à tout instant, avoir lieu, telle qu’elle avait eu lieu. […] Il y a ainsi quelques rares livres […] dont on découvre qu’ils empêchent […] de pleurer d’un seul coup des années de désespoir, d’irrémédiable séparation, de foyer perdu, de mère à jamais disparue. »