Libération, 18 avril 2002, par Jean-Baptiste Harang
Levallois-Clichy
Sylvie Gracia a écrit le temps qu’un ongle repousse, un livre de consolation du chagrin d’un amant parti. De Levallois à la place Clichy, le décor en noir et blanc de sa solitude.
Cet ongle rose n’est pas celui de la chanson, ce petit bout du petit ongle rose du petit doigt de sa petite main, non, il est gros ongle du gros orteil du pied menu d’une grande fille, d’une femme, d’une amante, ongle rose de vernis, tombé, posé là sur la table à côté de l’ordinateur qui écrit, posé là pour prendre date puisque l’on sait que les ongles repoussent comme s’effacent les deuils. La petite fille comme la grande, le petit ongle comme celui de l’orteil, l’ongle tombé, ont en commun le lourd besoin d’être consolés. On dit « l’ongle tombé » comme Sylvie Gracia écrit « mon amant parti », et puis plus loin, plus tard, lorsque le livre de la consolation l’aura assez consolée, qu’il aura rempli son office, qu’il pourra s’arrêter de lui-même comme une toupie qui se couche à la fin de ses voltes, dans le même souffle qu’il avait commencé, elle se surprendra à écrire « mon amant aimé » et il sera temps de remettre du rose sur l’ongle de ce gros orteil tout neuf comme un amour nouveau.
L’Ongle rose est un livre le temps qu’un ongle repousse, un lent compte à rebours irréfragable, comme la valse de la toupie, comme la pièce qui roule entre pile et face, entre vie et mort, il ne souffre pas les sautes de paragraphes, il tomberait. Non, il souffre. Il souffre de tristesse, de mélancolie, de chagrin et de deuil, il souffre les yeux ouverts, et le mauvais sang qu’il se fait laisse place peu à peu à un jus plus clairet, fragile, dont on craint qu’il ne suffise pas à relancer le cœur, et puis le livre se sauve, la pièce retombe côté vie, et le livre se referme sur ce qui ne nous regarde plus.
Comme ses deux premiers textes, L’Ongle rose de Sylvie Gracia ne comporte pas d’indication de genre, ils ne se veulent ni romans ni récits, ce qui n’autorise pas pour autant le lecteur à chercher le départ entre le vécu de l’auteur et son rêve, ils ne sont qu’écriture. L’Été du chien (l’Arpenteur, 1996) était construit de 349 fragments, les débris qu’une mémoire à fragmentation avait dispersés lors du retour d’une jeune femme dans le giron d’une ferme en Aveyron ; Les Nuits d’Hitachi (L’Arpenteur, 1999) se divisaient en huit, avec des voix de femmes, différentes et mêlées, pour dire les nuits de solitude dans Levallois transi. Avec L’Ongle rose, on a franchi le périphérique, nous sommes à Paris, place Clichy et alentour, et la voix est unique, c’est elle qui tient le récit, elle est tendue comme la bande magnétique d’un enregistreur rétif, on sait qu’elle peut se briser, se nouer, que ce qu’elle dit est trop lourd pour elle, et que si elle se brise, sept ans de silence. Et pourtant, elle s’applique à ne dire que des choses légères, n’y parvient pas souvent. Elle dit comment l’ongle est tombé, comment elle a reçu une chaise sur le pied, une bagarre dans un café, une bagarre qui ne la concernait pas, et le téton d’un des deux hommes aperçu dans l’échancrure de la chemise, cette ombre du désir. Elle dit les rendez-vous manqués avec un homme laid, un autre réussi avec un homme meurtri. Elle recopie les phrases qu’elle lit, la première de Conversation en Sicile d’Elio Vittorini, « J’étais cet hiver-là, en proie à d’abstraites fureurs », les fait siennes puisque ces phrases lues parlent d’elle. De son amant parti. Celui qui a claqué la porte en renversant les livres sur ces mots : « Voleuse de vie ». Et puis la suite empruntée à Vittorini : « Ce calme plat de la non-espérance ». Fanny, l’amie qui n’aime pas les hommes mais être aimée par eux. Fanny fâchée, Dieu sait pourquoi. Les maisons froides dont on sait que plus personne n’y mourra. La prof de philo, son œil mort dans les camps. D’autres maisons qu’on détruit au prétexte qu’elles ne sont pas assez bien pour ceux qu’on met dehors. Et la Brasserie Wepler trop bien pour elle et bientôt familière. Ahmed à son bar de l’Univers et « la folle au frigo ». Morte. Pas de famille à l’enterrement : « Parmi les quatre porteurs qui remontaient le cercueil dans l’allée, seuls hommes de l’assistance avec le curé, j’avais reconnu le boucher de la rue des Dames, son teint jaune de fumeur. En fin de journée, passant devant son magasin, je l’avais vu découpant une pièce de bœuf rouge sombre, d’un grand coup il avait tranché l’os, comme s’il n’avait jamais quitté son comptoir, comme si c’était un autre, trois heures plus tôt qui portait sur son épaule le cadavre déjà sec d’une bonne cliente », page 50. Celle-là ou une autre, toutes ces histoires dites pour faire diversion, à la solitude, au chagrin, ces trains de Saint-Lazare en bouquet sous le pont de Rome, ces bus lancés vers les butoirs des banlieues, rien ne distrait, mais le temps veille, la transfusion opère, le corps vit, l’ongle pousse : « Mon cœur battait, mes poumons inspiraient et expiraient […], je déféquais, mes règles venaient et repartaient, sans douleur. Il m’arrivait aussi d’avoir du désir selon une régularité temporelle étonnante, crampe soudaine du ventre et fourmillements dans les seins et je me soulageais rapidement, je n’avais pas même besoin d’images, non, surtout pas celles de mon amant aimé, mon fonctionnement sexuel se résumait à quelques gestes maîtrisés », page 55. On parle d’amour avec « un écrivain serbe », qui n’est pas nommé, qu’on reconnaît pour l’avoir lu, des cadavres entre les pages, pour l’avoir vu, il dit : « Ton corps sait ce que tu ne sais pas dire ». Un ongle pousse à vos pieds et l’on reçoit un mail où surnage cette phrase qu’aucun clic de souris ne sait effacer : « Fillette aux doigts coupés par les talibans parce qu’elle portait du vernis ». Après, la voix s’éteindra, pas brisée, non, juste le moment venu de se taire, la toupie couchée sur un doux flanc, la pièce tombée du bon côté, sous le souffle d’un homme qui sait que « dans l’après de l’amour on est comme dans l’après de la guerre ; le silence est inouï ».