Libération, 30 août 2012, par Frédérique Roussel
La révolution arable d’Armand Gatti
Théâtre. Dans Rosa Collective, l’ancien résistant, avec 16 stagiaires, sème un vent de révolte à Montreuil.
Comme un saut quantique. L’irruption dans un univers à mille lieues de l’institutionnel, de l’attendu et… des codes. Hormis ceux d’Armand Gatti, 88 ans, et de sa troupe informelle. Après Neuvic, en Corrèze (Libération du 23 août 2010), le dramaturge, poète, cinéaste a monté une nouvelle pièce à la demande générale. Il s’agit de sa première création « chez lui », dans ce lieu baptisé la Parole errante, à la Maison de l’arbre, à Montreuil.
Mardi soir, premier filage avec décor, bâtons et costumes bleus et chinois, quarante-huit heures avant la première des trois « présentations ». La salle porte les traces d’un mois de huis clos intensif. Sur les murs, des phrases à fonction de mantras (« Aller au possible au travers de l’impossible » ou « Il faut porter en soi un chaos pour accoucher d’une étoile filante », Nietzsche), mais aussi des noms de figures féminines de la résistance au nazisme (Elisabeth Schumacher, Judith Auer, Hélène Fleisches, etc.)
De nombreux portraits en noir et blanc sont également disposés autour de la scène, bordée sur un côté par les gradins qu’un généreux artiste de cirque a prêtés. Deux visages plus grands sur plombent l’ensemble : celui de la révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg faisant face à celui de Karl Liebknecht. On est, comme de coutume chez Gatti, dans la célébration de personnalités engagées fauchées par l’histoire.
Établi. La création de Rosa Kollektiv, mise en scène de Kai Braak, date de 1971 à Kassel, en République fédérale d’Allemagne, où Gatti s’était exilé après le refus par le TNP, à la demande du gouvernement français, d’accueillir la Passion en violet, jaune et rouge, sur Franco. La même année, Armand Gatti fait une lecture de la pièce sous le titre Rosa Spartakus prend le pouvoir, au Festival d’Avignon, dans la chapelle des Pénitents blancs, avec le Théâtre Ouvert. Une adaptation radiophonique sera diffusée sur France Culture en 1974.
L’auteur lui-même, épaulé par Mohamed Melhaa, Matthieu Aubert et Hélène Châtelain, le remet donc sur l’établi vivant, presque quarante ans après sa conception, dans post-Mai 68. Un temps, il avait songé à adapter Didascalie se promenant seule dans un théâtre vide, qui fait partie de laTraversée des langages.
Ce cycle, somme incomparable publiée en avril par les éditions Verdier, regroupe 14 pièces de théâtre et représente une épopée des ruptures de la pensée scientifique et de sa résistance, avec pour figure poétique centrale le mathématicien et résistant Jean Cavaillès (1903-1944). Cette publication a été accompagnée d’une exposition1 réalisée par Stéphane Gatti, son fils, toujours visible à la Maison de l’arbre.
L’expérience en cours à Montreuil s’inscrit dans la lignée d’autres aventures de ces dernières années : des stagiaires de différentes origines rassemblés sur quelques semaines autour d’un texte de « Dante », comme on le surnomme, avec l’appui du kung-fu et du chant. Format réduit, ici, puisqu’ils sont 16 jeunes en infusion depuis le 2 août. Il y a donc un rendu éphémère à partir de ce soir, avec trois dates, entrée libre, dans la démarche de Gatti : « Le théâtre n’est jamais la fabrication d’un produit, ce qui élimine trois choses : le tiroir-caisse, les acteurs et les spectateurs. Que reste-t-il ? L’essentiel, l’aventure du langage. »
« Rouge ». Comme à Neuvic, les stagiaires ont écrit un « Qui suis-je ? », laïus personnel mis sur la table en préalable. La pièce se situe dans un studio de télévision, dans un face à face entre deux vétérans de la révolution spartakiste sollicités pour témoigner sur Rosa Luxembourg, et l’ordonnateur de leur meurtre, le commandant Waldemar Pabst (qui « lutte contre toutes les formes de maladie rouge »). En plus de la restitution du parcours de la révolutionnaire, la pièce pointe la manipulation des médias (« Rosa Luxembourg mass-médiatique ») et le capitalisme, avec ses marques poussées sur les cadavres des deux spartakistes. Elle défend aussi la lutte des femmes pour leur libération et se remet elle-même en question (« La tentative de spectacle de ce soir brûle par les deux bouts »).
Fin de filage, Gatti se lève et dit : « C’est gagné. » Quelque chose se passe qui empoigne : saut quantique, pêche collective, labyrinthe de personnages, jeu de miroirs réfléchissant aussi le spectateur-invité, poussé à s’interroger sur le sens de la révolution. Et d’y entrevoir comme une proposition.
l. Hypothèses de travail pour entrer dans la Traversée des langages d’Armand Gatti, La Parole errante, avril 2012.