Midi libre, 14 avril 2002, par Jacky Vilacèque
Les subtils jeux de miroir de la mémoire
Ce ne sont pas des livres-mode, de ces livres qu’on expédie entre un clip de campagne, un ciné et une portion de frites chez MacDo. Ce sont des livres que l’on prend, que l’on renifle, que l’on repose, que l’on reprend quelques pages en amont. Parce que ce sont de vrais livres en somme. De ceux qui tiennent à la vie à la fois par la trame des mots et par cette alchimie subtile qui fait courir les émotions de la page au lecteur et du lecteur à la page. Trame des mots : ce n’est pas pour rien qu’on emploie cette expression couturière… On ne peut en effet trouver plus juste pour étiqueter le récit de Sylvia Gracia L’Ongle rose tant ces 103 pages ne peuvent héberger une virgule, un point de suspension, un souffle de plus.
103 pages d’un seul tenant sans un alinéa, sans la respiration d’un dialogue (elle qui dans ses deux précédents ouvrages avait au contraire échafaudé une construction toute de fragments). Et on a conscience en écrivant cela qu’on risque de rendre à ce livre le pire des services : monologue à la Joyce pensera-t-on aussitôt, expérience à la Nouveau Roman. Intéressante n’en doutons pas. Et rasoir, Seigneur, rasoir plus encore…
Eh bien non. Que non. Archi-non. L’Ongle rose est effectivement le monologue d’une femme qui a perdu un homme et en regarde d’autres, qui écoute la pulsation de Paris et se laisse aller à la tendresse pour les vieilles dames de la supérette et les paumés du bistrot. Mais ce récit si dense, ce halètement de mots vaut par cela : il touche le lecteur dans cette zone mystérieuse si rarement stimulée où l’intelligence et l’émotion tiennent conciliabule. Que Sylvie Gracia, Aveyronnaise de souche, Montpelliéraine de parcours, Parisienne de hasard – elle y travaille aux Éditions du Rouergue – confesse avoir mis un an et demi à la tricoter, cette trame, cela finalement ne veut rien dire. Dix-huit mois pour deux heures de lecture et on ne sent rien de ce maniaque travail d’emboîtement des mots. On ne sent rien de la technique et on ressent tout de l’émotion, de la tendresse, de la douleur, de l’amour et de l’oubli qui traversent ces pages. Et pas que cela : les échos d’une guerre aussi, celle de Bosnie, d’une monstruosité, celle de la Shoah, des violences réelles ou supposées, enfin, de ces no-man’s lands de béton où la ville devient zone.