Le Mensuel littéraire et poétique, décembre 2000, par Bernard Simeone
Gil Jouanard, entre Alceste et Spitzenaze.
« L’identité n’est pas une façon de se faire connaître ou reconnaître ; c’est une façon d’être attentif, et de s’en remettre à tout instant à la fiabilité et aux frémissements de son attention. L’identité, c’est de changer insensiblement mais de fond en comble, entre chaque mouvement de diastole et le mouvement de systole suivant.
L’identité, ce n’est pas d’être identique (et d’abord à qui, à quoi ?) ; c’est d’être là, partout, n’importe où et n’importe quand, là. Où on est. »
Dans Mémoire de l’instant, sous-titré Nouvelles ordinaires de divers endroits, cette intensité de la présence, tout à la fois but d’une vie et réceptacle de son inquiétude, fonde une cohérence vraie, où choses vues et « jours sans événements » (pour reprendre le titre d’un livre antérieur), dont Gil Jouanard a fait sa matière, s’offrent dans une dimension spatio-temporelle plus resserrée que d’habitude : certes, les lieux plus ou moins lointains ne manquent pas – Vienne, la Slovaquie, Tübingen, Londres, Athènes, l’inévitable Tanger, Montréal ou Berkeley – mais c’est Paris, du moins certains itinéraires subtilement variés de jour en jour à travers la ville, et une année, 1998, qui donnent au livre sa tonalité propre. Paris où l’arpenteur-chroniqueur a vécu, où il vit désormais par instants, et qui devient ici, plus encore que le causse ou Montpellier, l’épicentre, et le lieu d’où partir, où revenir : pour être encore plus précis, ce petit appartement de la rue des Blancs-Manteaux, dans le Marais, sur les murs duquel furent peintes trois fresques, évoquant Poussin et Chardin. Là, Gil Jouanard, dont est connu le commerce régulier qu’il entretient avec la musique, croit entendre la viole de gambe austère mais brûlante du sieur de Sainte-Colombe plus que les volutes extraverties de Marin Marais. Et il dit soudain beaucoup de lui-même par cet aveu, tant la gourmandise qu’il se reconnaît, ce « goût des choses » – encore le titre d’un autre de ses livres –, ne contredit pas une intime et farouche gravité, fût-elle ludique, une violence même, un refus des concessions, qui trouvent leur écho dans les pièces que Sainte-Colombe confia au plus secret des instruments baroques. « Il me semble même que mes écrits pencheraient plutôt du côté de l’obscur, de l’ambigu, du trouble, de l’incertain… »
On comprend donc le désagrément, pour ne pas dire la rage intime, que dut éprouver Jouanard lorsque la NRF le situa dans un prétendu mouvement littéraire, au demeurant fort hétéroclite censé exalter les « petits riens », le « peu » ou, comme le soutinrent ses détracteurs, le « pas-grand-chose ». Car rien n’est plus étranger à notre auteur que le repli sur le quotidien, s’il faut entendre par ces mots une crainte, sourdement démagogique, voire un mépris, déjà par trop pétainiste, de la pensée, de la mémoire et du souffle. « Puis je rentrerai, peut-être par la rue des Rosiers, pour la fascination qu’exerce sur moi l’obsession qui s’y perpétue et qui, de génération en génération, fait s’incruster l’ailleurs dans la chair d’un XVIIe siècle dont la propre obstination se joue dans les tons graves de la viole de gambe. » Ce court passage du livre, où se nouent la présence juive à Paris et ce que la culture du Grand Siècle eut d’ouvertement « français », ne doit certes pas être lu à la sauvette. Pour Jouanard, c’est dans la solitude réciproque des êtres et des cultures que s’enracinent la conviction et la fraternité. « Car la solitude est d’abord une forme, la forme majeure, de solidarité, celle qui maintient en état d’éveil constant l’hypersensibilité au moindre frémissement, à la fugacité la plus extrême ».
Chez ce fraternel qui ne fraie pas, ce misanthrope sans haine et ce familier des exercices d’admiration que ne menace pas l’aveuglement, Alceste côtoie en permanence Spitzenaze, Nez-pointu, surnom que Jouanard, alors jeune garçon curieux de tout, reçut en Allemagne du second mari de sa mère.
Nez pointu, œil vif, oreille aiguisée encore aujourd’hui, car la tentation misanthropique, par un muet retournement, se transforme en condition de l’écoute : « creuser mon paradoxe coutumier, et faire se confronter au maximum de bruit mon silence abrupt, ainsi que, aux utopies collectives, mon scepticisme courtois », écrit Jouanard aux abords du « Village du Livre » organisé à la Fête de l’Huma, tandis que cédant à l’attrait du pèlerinage sur les lieux de son enfance, à l’occasion d’une de ses présences annuelles à la Foire du Livre de Francfort, et n’apercevant aucune trace du passé derrière l’uniformisant american way of life il se retrouve seul face à deux vers du premier lied duWinterreise : « Je suis venu étranger/ Étranger je suis demeuré. »
L’étrangeté de Jouanard est celle d’un homme soucieux d’« habiter en poète » et qui sait combien cela, désormais, n’est possible qu’à travers la conscience réitérée d’une énigme de la langue : « Ainsi, écrivant ou lisant, sommes-nous livrés tout vifs à la force déformante et restructurante du langage, qui n’est rien d’autre qu’un concentré d’humanité. » Cette seule affirmation le situe, elle reflète son véritable engagement ; la disponibilité. envers ce qui surgit et, surgissant, contribue à humaniser le triste « non-sens ordinaire ». Ce dont a besoin la poésie quand elle ne se résout pas à n’être qu’un dérisoire supplément d’âme, c’est « de pénurie subite et de ce manque absolu, qui vous rend prêt à tout pour survivre à la déception dont les journées ne sont que l’inventaire sans rémission. » « On n’est pas poète, c’est la poésie qui nous est, à notre insu et violemment, par surprise ; et quand ce miracle quotidien survient, il se trouve comme par hasard que nous ne sommes presque jamais là. »
Les pages ne sont pas rares, dans Mémoire de l’instant, où Jouanard quitte ainsi l’espace du quotidien pour hausser le ton, bien que cette expression ne lui convienne guère et qu’il faille plutôt parler de méditation fervente jusque dans l’ironie. Comment ne pas voir, dans ce poids soudainement accru de la réflexion, le résultat d’une plus grande surdité alentour, d’une plus grande frénésie où ce signe de contradiction qu’est l’écriture risque de ne même plus être perçu comme tel ?
Chez cet homme qu’on sait fin connaisseur du Languedoc et de la poésie courtoise, pourra frapper la discrétion qui voile les choses de l’amour. Mémoire de l’instant est un livre d’hommes, où les figures évoquées, convoquées – ou révoquées ! – sont celles d’auteurs ou d’individus masculins. Les signes tapageurs de la revendication identitaire homosexuelle dans les boutiques du Marais ou les derniers soubresauts du féminisme provoquent, à tout le moins, une certaine indifférence chez un auteur qui évoque pudiquement les femmes à travers quelques lieux partagés, mais sur lesquels il revient seul : un certain numéro, désormais disparu, d’une rue de Ménilmontant où il vécut avec sa jeune épouse, et les arcades de la place des Vosges, où un jour d’avril 1974 il donna « rendez-vous à celle par qui (sa) vie fut transformée en un tour de main », mais qui « doit dormir à cette heure-ci, à huit cents kilomètres d’ici. » « Je lui dirai par-devers moi et pour moi seul : « nous irons nous réveiller au cœur de la Baltique ou de la mer Noire, et nous laisserons là-haut les oiseaux crier : aux fous, aux fous ! » Là pointe un idéalisme courtois venu d’une longue mémoire, qui oppose au poète et sa dame la noirceur et la folie du monde.
Mais sans doute Gil Jouanard sourira-t-il en lisant cette allusion dantesque, lui dont les plus extrêmes confidences ne vont pas au-delà d’aveux musicaux : la viole de gambe, encore, qui est la vibration la plus intime de son être, son alter ego sonore, ou le piano de ce Canadien qui exalte dans une sonate de Schubert la « fluidité anxieuse », et enfin la musique même, qui « seule élude les mœurs et plonge l’écoute dans l’absence totale et dans la présence absolue. » Une gageure que Gil Jouanard semble affronter lui aussi en permanence.